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On peut aussi trier les notes par pays, région ou lieu.
NB : Un lieu peut-être un saison2 naturel, une ville, un quartier, un musée, un bar...
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1 La dernière gorgée de bière
(Billet du 17 mai 2015) :Nous voici prêts à passer la frontière iranienne. Si tout va bien, demain soir, nous dormirons en Perse.
5000 kilomètres parcourus depuis Toulouse : ils ont filé bien vite, à tous les sens du terme.
Les quatre jours merveilleux passés à Tyros, dans le Péloponnèse, ne sont déjà plus qu'un souvenir. Et pourtant, nous serions bien restés là, finalement, dans ce petit village perché, si paisible. Qu'allons-nous chercher à l'autre bout du monde, sur des routes impitoyables, dans des pays à la bureaucratie impossible, aux douaniers soupçonneux et aux pandores imprévisibles ?
Malgré la crise, Tyros est l'endroit où l'on peut être le plus heureux au monde, mais, puisque nous l'avons décidé, alors, partons.
Istanbul même, la ville aimée, ne nous a pas retenu plus de deux jours. Le temps d'un bref pélerinage à Sainte Sophie et à l'Hippodrome, d'une montée en haut du parc Gulhane pour suivre, sans jamais se lasser, le trafic incessant sur le Bosphore, puis d'une descente à Eminönü pour engloutir un délicieux filet de maquereau entre deux tranches de pain, mal assis sur des tabourets bas en plastique, au milieu de la foule qui se presse vers les navettes de la rive asiatique .
Le temps aussi, d'essuyer un refus de demande de visa de transit au consulat du Turkmenistan qui l'accordait encore aux voyageurs il y a un mois. Un avant goût amer des imprévus bureaucratiques qui nous attendent.
Istanbul est peut-être la plus belle ville du monde, mais, cette année, nous sommes attendus à Bazargan. Alors, partons.
Nous avons donc traversé l'Anatolie en sixième vitesse, sur d'excellentes routes à quatre voies (gratuites !) et n'avons fait que de brèves étapes en des lieux que nous ne connaissions pas encore.
1. Gordion (sur la route entre Istanbul et Ankara) :
S'il ne reste pas grand chose de la capitale phrygienne où Alexandre montra la voie qu'Alexis pourrait suivre aujourd'hui, la visite du site n'en est pas moins intéressante. La petite route qui conduit au village de Yassihüyük zigzague entre des dizaines de tumulus qui sont autant de tombes antiques. La moitié de ces sites ont été fouillés et le plus grand d'entre eux a été baptisé, comme de juste, "tombeau de Midas". Il n'avait pas été pillé et on y a trouvé un abondant matériel archéologique dont une partie est exposée dans le musée local, modeste mais agréable à parcourir en une petite heure. On peut ensuite accéder à la citadelle d'où l'on aperçoit les premiers méandres du fleuve Sangarios (aujourd'hui Sakarya), dont le cours a changé plusieurs fois au cours des siècles. Difficile d'imaginer que ce petit ru qui serpente laborieusement dans la plaine fut jadis un des tumultueux fils d'Eole, qu'Hésiode met sur le même plan que le Nil et l'Euphrate. Est-ce bien sur ces rives que se situe la légende de Sangaris, celle du secret des oreilles de Midas, est-ce vraiment ici qu'Achille combattit et vainquit l'amazone Penthésilée ? On peine à le croire.
Ce qui est plus sûr, c'est que, dans les environs, eut lieu la bataille de la Sakarya, qui, en 1922, vit la défaite de l'armée grecque devant les troupes d'Ataturk, point de départ de la "Grande catastrophe" et début de la fin de la millénaire présence grecque en Asie Mineure.
Verdict : Peine de mort pour les nouveau stratèges des Arginuses qui avaient surestimé leurs forces, et ostracisme assorti, bien sûr, d' un bonnet d'âne de circonstance pour Constantin le médiocre.
2. Ankara :
C'est une drôle de ville qu'Ankara. Ataturk a voulu faire de l'ancienne petite bourgade lainière, plus centrale, moins ottomane qu'Istanbul et moins grecque que Constantinople, la capitale de la Turquie moderne et laïque dont il avait la vision.
Il a réussi, puisque la vieille Angora de 30.000 âmes (chèvres et moutons non compris) compte aujourd'hui près de 10 millions d'habitants. Évidemment, toute capitale qu'elle est aujourd'hui, Ankara ne peut rivaliser ni avec Istanbul ni avec Constantinople. Les vestiges archéologiques de l'Ancyre antique, où Saint Paul écrivit son épître aux Galates, sont maigres, et les références historiques rares.
Le visiteur y cherche en vain ce qu'on pourrait appeler une ville. Des quartiers différents courent sur les différentes collines et on ne peut y accéder autrement qu'en voiture ou en dolmush, par des voies rapides.
On peut néanmoins se poser dans deux quartiers plus "centraux" : celui de Cankaya, où l'on trouve les commerces modernes, des rues commerçantes à l'occidentale, les ambassades, et celui, plus populaire, qui entoure la citadelle. C'est là que nous avons élu domicile, à deux pas de notre objectif principal : Le musée archéologique des civilisations anatoliennes. Ce musée est un des plus intéressants du monde. Il est situé au pied de la vieille ville, dans un ancien caravansérail restauré. Il abrite des collections qui vont du néolithique à la période classique mais le clou de la visite, c'est la période hittite. Nulle part ailleurs on ne peut en voir et en apprendre autant sur cette civilisation qui a dominé l'Asie mineure pendant une grande partie du deuxième millénaire et est restée longtemps méconnue des chercheurs et oubliée des archéologues.
Après une visite aussi enrichissante, il ne nous reste plus qu'à nous rendre à Hattusha, l'ancienne capitale du royaume.
3. Hattusha :
4. Erzincan : Nous n'avions pas prévu de faire étape dans la Erznka arménienne mais nous y avons été surpris par la tombée de la nuit. Nous sommes déjà bien à l'est, et si la journée semble plus courte, c'est que nous n'avons pas changé d'heure depuis Istanbul...
La ville a été entièrement reconstruite après le tremblement de terre de 1939 et n'offre en elle-même aucun attrait mais elle se trouve au centre d'un cirque de hautes montagnes (encore enneigées en mai) qui la cernent complètement. De la terrasse de l'hôtel Konak où nous prenons un copieux petit déjeuner, le panorama, magnifique, s'étend sur 360 degrés.
En réalité, cette plaine centrale est une faille sismique dans laquelle coule l'Euphrate, en route vers l'encore lointaine Mésopotamie. Venant d'Ankara, on l'atteint après avoir franchi plusieurs cols à plus de 2000 mètres.
Erznka-Erzincan devrait être un lieu de mémoire, et le sera peut-être un jour, si la Turquie accepte enfin de regarder son passé en face. Ici eurent lieu des massacres qui comptent parmi les plus épouvantables du génocide de 1915. La communauté arménienne qui était largement majoritaire dans la ville et la région, fut totalement exterminée. Ceux qui ne furent pas égorgés tout de suite sur les rives du fleuve, trouvèrent une mort plus cruelle encore dans les convois de déportation.
La ville est aujourd'hui peuplée uniquement de Kurdes et de Turcs.
5. Erzurum : Depuis Erzincan, nous avons roulé sans interruption jusqu'à Erzurum, où nous ne sommes par restés.
L'atmosphère a changé. Nous sommes maintenant au Kurdistan.
A Erzurum, ville de 300.000 habitants, on ne trouve aucun endroit où se poser vraiment. Une seule rue centrale, pas de café, aucune boutique, presque aucune femme dehors et nous nous demandons encore où les auteurs du Lonely Planet ont pu se procurer les substances qui leur ont fait décrire Erzurum comme "une ville conservatrice mais que la jeunesse estudiantine rend parfois trépidante". Peut-être au centre commercial, qui trône au milieu du carrefour principal (enseigne... "Carrefour"). Là, passée l'entrée (et le portique de contrôle) une fabuleuse caverne d'Ali Baba, effectivement "trépidante", toute occidentale, abrite Mac Do, King Burger, et toute une flopée de boutiques de fringues - mi branchées, mi cheap-, de parfums, de maroquinerie, de téléphonie, et de tout le fourbi commercial qu'on pourrait trouver chez nous.
Nous sommes samedi et toute la ville semble s'y être donné rendez-vous, à se régaler de hamburgers-frites, à bader devant les magasins et à faire jouer les gosses sur des manèges tristes, au son de musiques anglo-saxonnes de bas niveau (musical, pas sonore...).
A croire que, dans une ville aussi religieuse et conservatrice, la vraie vie n'existe, hélas ! que dans une galerie marchande.
6. Dogubeyazit - Vers la frontière :
Après une fin de parcours pénible sur des routes abîmées et encore plusieurs cols d'altitude, nous découvrons un centre ville à la rue principale défoncée, et des rues adjacentes en piteux état. Nous voici dans le Far East.
Nous montons vers le mausolée d'Ishak Pacha et trouvons à nous loger sur une aire de pique nique appelée ici "camping", bien qu'il n'y ait ni tente, ni caravane, ni camping car, mais seulement de petits carbets (charmants). Nous nous trouvons au pied du mont Ararat, versant ouest, mais la vue est moins spectaculaire que celle dont nous avons joui l'année dernière depuis Erevan, en Arménie. En outre, il fait plutôt gris, passablement frisquet, et la neige n'est pas loin. On nous propose des excursions dans la montagne mais avons déjà la tête à l'Iran. Nous passons la journée à préparer des itinéraires sur le GPS, à recenser nos médicaments, à compter nos devises, à vérifier tous les documents indispensables pour passer la douane.
Lucile fait ses derniers essayages de foulard islamique, et moi, dans la vaste salle du restaurant Istasyon, véritable havre connecté, je tape frénétiquement ces quelques notes en buvant ma dernière gorgée de bière avant la prohibition iranienne.
2 Première journée en Iran
(Billet du 20 mai 2015) :Nous sommes maintenant en Iran, dans la province d’Azerbaïdjan, au bivouac près du monastère Saint Etienne, non loin de Jolfa.
Nous avons quitté Dogubeyazit sous le soleil, après un dernier café offert généreusement par la jeune et dynamique patronne du restaurant Istatyon, que nous avons longuement squatté hier, et qui nous a pris en affection.
La route file droit vers l'est dans la plaine et, sur notre gauche, la haute silhouette conique de l'Ararat, qui est totalement dégagé, apparaît maintenant dans toute sa majesté. Encore très enneigé, il domine la plaine, de manière certes moins spectaculaire que du côté arménien, mais quand-même...
Le passage de la frontière a été curieusement compliqué pour sortir de Turquie - alors que n'avions besoin que d'un tampon de sortie- et raisonnablement pénible côté iranien. Après une fouille très sommaire du véhicule, présentation du passeport et du carnet de passage en douane (vérifier que les tampons sont apposés au bon endroit), on passe par un sas de désinfection, on présente un ultime document à l'ultime guichet, et on est libre.
Pas plus de deux heures en tout. Nous avons connu et connaîtrons sans doute bien pire. A noter cependant que, des deux cotés, l'attente est compliquée par la présence insistante de "guides" qui proposent leur aide pour aller de guichet en guichet, vous harcèlent pour le change etc. Il faut composer avec eux en essayant de ne pas trop se faire arnaquer. En ce domaine, nous sommes encore perfectibles...
A Maku, la première ville que nous traversons, nous ne résistons pas à la tentation d'un premier plein de carburant. Le litre de gazole est à 15 centimes d'Euro. Waouh ! A nous les grands espaces !
Notre première visite est pour Saint Thadée, une des dernières églises arméniennes d'Iran. On y parvient par une route agréable qui passe par le village de Shot. Nous espérions y faire halte pour déjeuner mais nous ne trouvons pas l'ombre de la moindre gargote.
A Saint Thadée, l'entrée est payante... et chère. Deux billets équivalent à près de 50 litres de gazole. Nous y rencontrons un couple de touristes français qui ont passé la frontière peu de temps avant nous, mais notre discussion est subitement interrompue par l'arrivée d'un bus de lycéens d'Orumieh.
A notre vue, filles et garçons se précipitent à notre rencontre tels des fans sur leur artiste favori. Cris stridents, sauts de joie, gestes exhubérants, éclats de rires sonores, multiples questions en anglais, l'ambiance est bientôt proche de l'hystérie. Pour calmer de telles ardeurs, une photo de groupe s'impose, suivie, bien sûr, des inévitables échanges d'adresses mail, facebook, instagram etc.
Après ces quelques instants d'une rare frénésie, le groupe s’engouffre dans l'église, sous la conduite de son professeur.
Ouf !
C'était un moment bien sympathique, plein de spontanéité et de franchise, même s'il nous a semblé que, dans la cohue que nous avons provoquée, les ados des deux sexes en profitaient un peu pour se mélanger... Mais chut !
Saint Thadée est aussi appelée Qareh Khiliseh, ce qui signifie, en Azeri, église noire, en raison de la couleur de la pierre de son chevet, seule partie subsistant de l'édifice originel. Le reste de la construction date du XIXème siècle. L'édifice présente la plupart des caractéristiques d'une église arménienne, bien que l'intérieur soit assez différent. Les bas reliefs des murs extérieurs ne manquent pas d'intérêt. L'un d'entre eux, présentant Saint-Georges aux prises avec plusieurs démon
s, nous a paru énigmatique et va nous obliger à quelques recherches. Saint Thadée est le lieu d'un rassemblement annuel des Arméniens d'Iran. La cérémonie a lieu fin juillet. Nous aurons malheureusement déjà quitté le pays.
De Saint Thadée, nous revenons vers la route Maku-Tabriz, que nous coupons pour gagner, au Nord est, près de la frontière du Nakhicevan, le monastère de Saint Etienne, à travers des paysages de western. Montagnes déchiquetées, pics acérés, relief violemment contrasté et dénudé, blocs rocheux aux formes diverses suspendus au dessus du vide (et de la route !..), gorges, défilés...
Il est trop tard pour visiter le monastère. C'est donc dans ce décor sauvage et beau que nous allons dormir ce soir.
La nuit est noire et le silence profond, seulement troublé de temps à autre par les aboiements des coyotes (mais non, ce ne sont pas des chiens !)
C'était notre première journée en Iran.
Michel
3 De Saint Stéphanos à Tabriz
(Billet du 23 mai 2015) :Un petit coin d'Arménie
Le monastère de Saint Stephanos est un derniers témoins de la présence arménienne dans le Nord-Ouest de l'Iran, actuelle région d'Azerbaïdjan. Cette partie de l'Arménie historique fut tour à tour occupée par les Perses et les Turcs et, à la fin du XVIème siècle, pesque toute la population fut déportée dans le Sud, à Ispahan.
Saint Etienne est donc bien le premier des martyrs, à tous les sens du terme.
Dans le monastère, nous rencontrons Annie et Bernard, deux piliers du site "Camping Cars sur les Routes de la Soie et du Monde" avec qui nous sympatisons et qui nous ont tôt fait de nous enrôler dans leur association. Une adhésion rapidement conclue. Bravo à eux
Le mois de mai à Tabriz :
En arrivant à Tabriz, le lecteur de Nicolas Bouvier se remémore les formidables pages que l'auteur rédigea sur l'"usage" qu'il fit de son séjour forcé dans cette ville, bloqué par plusieurs mois d'hiver. Comment ne pas se souvenir de l'épisode de la voiture tirée du bourbier par un cheval, des marchandages avec le missionnaire corrompu, ou encore de son expérience éphémère de maître d'école et de son émerveillement mêlé d'effroi quand une de ses élèves "se met tout à coup à penser" et à lui poser des questions aussi redoutables et désarmantes que "Les Européens peuvent-ils être malheureux ?" ou "Qu'est ce que l'absurde ?"
Tabriz est aujourd'hui une métropole de plus d'un million d'habitants, qui s'étale sur des dizaines de kilomètres. A part le bazar, qui passe pour le plus long du monde (?), et la mosquée bleue (une de plus), la capitale de l'Azerbaïdjan ne possède que peu de monuments dignes d'intérêt. Le pôle d'attraction principal est le parc El Goli, à l'est de la ville. Nous sommes déjà à la fin du printemps et il commence à faire chaud. Le lieu, immense, attire la foule. Des hectares de pelouse, de grands arbres, un lac artificiel, une île, et même un Luna Park. Nous avons élu domicile pour la première nuit sur un de ses parkings et squatté le lobby de l'hôtel Pars qui le domine (fauteuils confortables et bonne connexion Wifi). C'est l'occasion de découvrir la culture des parcs dans ce pays. La sortie en famille et le pique-nique sur l'herbe sont manifestement des institutions dont les Iraniens ont fait un véritable art de vivre. Ici, à El Goli, ce sont des centaines de familles qui déploient la nappe et s'installent autour. Le spectacle, en soi, peut sembler banal, mais ce qui est sidérant, c'est l'échelle !
A Tabriz, il ne faut pas manquer d'aller rendre visite à l'autoproclamé "tourism office", animé par le "legendary multilingual pilar" Nasser Khan et son frère, deux mines d'informations fiables. Sur le conseil de Nasser, nous quittons El Goli, un peu trop bruyant la nuit, pour un espace réservé aux "foreign travellers", plus proche du centre, que nous avaient déjà recommandé Annie et Bernard. Encore peu connu des voyageurs, c'est pourtant un des meilleurs bivouacs que nous ayons trouvé. Situé dans un jardin plus petit, il propose eau, électricité, cuisine, toilettes entretenues et douches chaudes, le tout gratuitement ! Qu'on se le dise !
En ce lieu, nous faisons coup sur coup la rencontre de deux cyclistes . Le premier, Chang (Oui, comme dans Tintin), est un jeune Chinois qui fait le tour du monde à bicyclette. Contrairement à Mattieu le musicien, que nous avons croisé l'année dernière en Roumanie, tirant son accordéon dans une remorque, Chang le solitaire ne transporte rien d'autre que son Galaxy note, une tente ultralégère et ses vêtements en double. Parti de Nankin, il est actuellement en route vers l'Arménie. Bon vent, Chang.
Nous passons aussi une soirée avec Hamid, champion cycliste iranien privé de compétition par une mauvaise chute. Avec lui, nous discutons longtemps dans le camion (Pour une fois, c'est nous qui invitons). Nous parlons de la vie en Iran, de la situation de la jeunesse, des contraintes, de l'enfermement. Hamid rêve de voir un jour le tour de France dans les Alpes ou les Pyrénées. Il était tout près d'obtenir son visa pour s'y rendre cette année quand se sont produits les assassinats de janvier à Paris. Du coup, l'ambassade de France lui a rendu son passeport avec la mention "Visa refusé". Un vrai drame pour lui. Comme nos petits tracas de voyageurs européens semblent dérisoires à côté ! Courage, Hamid ! Garde ton espoir en des temps meilleurs et conserve bien notre adresse pour venir un jour applaudir avec nous les grimpeurs sur les pentes du Tourmalet.
Michel
4 De Tabriz à Qazvin
(Billet du 26 mai 2015) :Les routes sont très bonnes en Iran, du moins entre les villes principales. Quand on ne circule pas sur des autoroutes, on roule sur des quatre voies nettement séparées, si bien qu'on remarque à peine la différence entre les deux. On devrait donc privilégier la "route des camions" (gratuite) mais cela ne vaut pas vraiment la peine car nous nous apercevons bien vite que nous n'avons jamais rien à payer. A chaque poste de péage, le guichetier nous fait signe de passer avec, au choix, un grand sourire ou un grand rire, l'un ou l'autre étant toujours accompagnés du jovial "Where are you from ?" Est-ce une faveur que l'on nous fait ou l'autoroute est-elle officiellement gratuite pour les touristes ? Mystère... Quelle différence avec la Grèce où nous nous sommes fait racketter de plus de cent euros entre le Péloponnèse et la frontière turque ! Toujours est-il qu'entre l'autoroute gratuite et le gazole à 15 centimes, c'est un plaisir d'avaler les kilomètres en Iran...
Sur la route de Téhéran, il est recommandé de s'arrêter au moins à Soltanieh et à Qazvin.
Soltanieh
De Soltanieh, ancienne capitale seldjoukide, Tamerlan ne laissa debout que le mausolée d'Uljaïtu , dont on aperçoit de très loin le dôme turquoise. De près, on admire la couverture de la coupole en briques vernissées. Le mausolée est situé au milieu d'un champ de ruines à demi-fouillées, dans un environnement très sec et poussiéreux.
Nous nous installons pour la nuit près de ce que nous croyons être un magasin fermé. Erreur ! Il s'agit d'une maison bel et bien habitée et nous voilà bientôt assis dans le salon de la famille Hakim. Pendant que Fatima prépare le thé, la conversation, difficile au début avec le Grand-père, est facilitée par les "Oh !", les "Ah !" et les "Goal !" ponctuant le match Barcelogne-La Corogne qui se déroule sur l'étrange lucarne du mur d'en face, puis par l'arrivée de Malli, la sœur de Fatima qui possède quelques mots d'anglais, et enfin par celle des deux maris, de retour du travail. Le point d'orgue est apporté par l'irruption de la police, intriguée par la présence de notre fourgon.
Comme dans les meilleures histoires, tout se règle dans la joie et la bonne humeur avec force poignées de mains. Les pandores rassurés repartent et la discussion se prolonge autour d'un livre pour enfants dont les illustrations nous permettent d'échanger quelques idées, d'additionner les quiproquos et de multiplier les grands et francs éclats de rire. Comme de juste, nous terminons la soirée par la visite guidée du camion, qui commence à être bien rôdée.
Qazvin
Notre visite de Qazvin commence par un restaurant. Nous sommes encore maladroits, assis en tailleurs sur ces estrades que les Iraniens affectionnent tant. Le patron nous apprend à préparer notre dizzy dans les règles de l'art. Prendre d'abord quelques légumes dans le pot fumant, les écraser dans son bol avec le pilon fourni, verser dessus le bouillon en s'aidant de petits morceaux de pain lavash pour tenir les anses sans se bruler, consommer le bouillon, puis, après seulement, se servir la viande, les pois chiches et les légumes qui restent. C'est délicieux, le dizzy, et si facile à commander. Il suffit d'entrer, de s'asseoir, de dire "Dizzy" et on est servi.
La ville, éphémère capitale à l'époque safavide, mérite une visite pour sa mosquée du vendredi et le mausolée de Hossein. Autour du tombeau du "Saint", les fidèles prient avec ferveur, hommes et femmes séparés par les grilles qui entourent la sépulture, dans une atmosphère religieuse proche de celles que l'on peut observer autour des reliques des saints chrétiens.
Dans la cour, l'ambiance est beaucoup plus détendue, malgré le port obligatoire d'une tenue bien plus stricte que le foulard, et nous sommes entrepris par deux jeunes filles plutôt délurées. Pendant la séance de photos, une surveillante doit même intervenir pour remettre un peu d'ordre dans certain tchador un peu trop en désordre.
Ce n'est pourtant pas ce qui me trouble le plus. En quittant le site, je ne peux détacher mes yeux de cette statue de "pénitent" qui tourne le dos aux fidèles et regarde le mausolée à travers une grille !
5 Lettre persane
(Billet du 28 mai 2015) :Inspiré librement des Lettres Persanes (LETTRE XXIV):
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Nous sommes en Iran depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on doit s'adresser, et qu’on se soit pourvu des informations nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Téhéran est plus grand que Paris mais les maisons n'y sont pas hautes et les quartiers s'étirent interminablement, du sud au nord. Tu juges bien qu’une ville aussi peuplée, qui s'étend sur des dizaines de lieues, est entièrement dédiée à la voiture et que, quand tout le monde est monté dans la sienne, il s’y fait un bel embarras.
Tu ne le croirois pas peut-être, depuis deux jours que je suis ici, je n’y ai encore vu personne conduire raisonnablement. Il n’y a point de gens au monde qui tirent aussi étrangement parti de leur machine que les Iraniens ; ils roulent le nez sur leur volant, se croisent, se frôlent, se bloquent, sans aucun code de conduite apparent : les voitures lentes d’Europe, le rythme réglé de nos feux tricolores, les feraient tomber en syncope. Ils n'ont aucun respect des piétons ni des autres véhicules et, pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui essaie de tenir mon allure, j’enrage quelquefois comme un Turc : car encore passe qu’on me fasse des queues de poisson et des refus de priorité quand je suis au volant ; mais, quand je vais à pied, je ne puis pardonner les coups de klaxons que je reçois alors que je traverse dans les clous. Un véhicule qui fonce sur moi me menace et me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avoit pris ; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes persanes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.
Le Shah d'Iran était autrefois le plus puissant prince du Moyen Orient. Il ne disposoit pas d'autant de pétrole que les émirs arabes ses voisins, mais il avoit plus d'influence qu'eux, parce qu’il la tirait du soutien intéressé de ses amis d'Amérique et d'Europe, à l'avidité plus inépuisable que les puits. Ce roi trop complaisant fut contraint d'abdiquer sous la pression de son peuple qui le remplaça par un membre influent du clergé, aussi pieux qu'intolérant envers ceux qui ne l'étaient point.
Ce nouveau guide étoit un grand magicien : il exerçoit son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les faisoit penser comme il vouloit en parlant au nom de Dieu.
Sitôt au pouvoir, il envoya un grand écrit qu’il appela constitution, et voulut obliger chacun, sous de grandes peines, de croire tout ce qui y étoit contenu. Quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne vouloient rien croire de tout ce qui étoit dans cet écrit. Ils les fit mettre à mort ou les envoya en exil.
Quand il eut une guerre difficile à soutenir, comme il n'avoit plus de grandes forces armées, il n’eut qu’à mettre dans la tête de ses soldats qu’ ils iraient directement au Paradis en mourant au combat. Il alla même jusqu’à leur faire croire qu'une clé portée autour du cou leur ouvriroit la porte de l'Eden, et ils lui obéirent, tant étoit grande la force et la puissance qu’il avoit sur les esprits.
Ce que je te dis de ce guide ne doit pas t'étonner. Il y a aujourd'hui à Téhéran un autre grand ayattollah aussi fort que lui. Pour tenir toujours son peuple en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l’exercer, de certains articles de croyance que son prédecesseur lui avoit enseignés.
Par exemple, s'il n’a qu’un million de tomans dans son trésor, et qu’il en ait besoin de cent ou mille, il n’a qu’à persuader créanciers et débiteurs qu’un toman en vaut cent ou mille, en ajoutant deux ou trois zéros sur ses assignats.
Et ils le croient.
S'il n'a point encore de force militaire assez puissante pour inquiéter le monde, il n'a qu'à faire croire à ses ennemis qu'il prépare une arme d'une telle force qu'il pourra les détruire à sa guise en pressant simplement sur un bouton.
Et si ceux-ci ne le croient pas, du moins font-ils semblant.
Dans ce pays de vieille civilisation aujourd'hui dominé par les forces obscures, ce sont les femmes qui donneront peut-être un jour le signal d'une nouvelle révolte, car elles sont les principales victimes de la loi religieuse, qui leur défend de faire la plupart des choses que les hommes peuvent pratiquer librement.
En effet, puisqu'elles sont d’une création inférieure à la nôtre, pourquoi faut-il qu’elles se mêlent de faire autre chose que ce que prévoit leur condition et qu'elles regardent des images ou lisent des livres qui ne sont faits que pour détourner du chemin du paradis ? C'est ainsi qu'elles sont tenues à l'écart de bien des activités publiques et ne peuvent sortir dans la rue qu'enveloppées dans des voiles qui doivent masquer à tous les attributs de leur féminité.
Aujourd'hui cependant, bien des femmes, indignées de l’outrage fait à leur sexe, se soulèvent malicieusement contre la constitution. Elles s'ingénient à nouer leur foulard de telle sorte qu'il laisse apparaître une bonne partie de leur chevelure et mettent tant de soin à apprêter leur visage, seule partie visible de leur corps, qu'elles s'en trouvent bien plus maquillées que leurs soeurs d'Europe ou d'Amérique. Il faut être sot comme un écclésiastique ou indifférent comme un eunuque pour ne pas voir à quel point elle savent se rendre belles et désirables sous la contrainte.
Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie français. Les hommes du pays où je suis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. Pourtant, c'est bien la même terre qui nous porte tous deux et nous devrions aisément pouvoir y vivre ensemble. Les Iraniens que nous rencontrons et qui nous accueillent si chaleureusement partout ou nous passons nous en donnent la preuve tous les jours.
De Téhéran, le 7 (Panjshanbeh) du mois de Khordab, 1394.
Post scriptum :
A Téhéran , nous avons enfin pu déposer notre demande de visa de transit pour le Turkmenistan. Nous n'avons pas dissimulé notre statut de professeurs en retraite, bien que, dit-on, les autorités de ce pays n'aiment guère cette profession et refusent parfois leur autorisation à ceux qui l'exercent. Nous verrons bien.
Dans la capitale, nous avons :
- aimé le musée national, qui est en fait un musée archéologique. Il ne comporte qu'une salle mais les pièces exposées sont fort intéressantes. Outre les inscriptions gravées de la période achéménide, ce sont les statues et bas reliefs parthes qui attirent l'attention. Ce sont des pièces rares, et peu de musées peuvent être fiers de posséder un authentique buste d'Artaban !
- apprécié le métro, indispensable moyen de transport dans cette grande métropole. C'est un métro moderne à la chinoise, dont la construction a échappé à Alsthom à la suite des sanctions économiques imposées à l'Iran mais que celui-ci a su mener seul à son terme. Les rames sont larges et bien conçues, les stations vastes, aérées, et la décoration soignée. Ce n'est pas le métro de Moscou mais...
- été amusés par les noms que les Iraniens ont donné aux rues près du quartier des ambassades occidentales. Celle du Royaume Uni (fermée) est située rue Bobyzands (Bobby Sands). Dès lors, le nom de la rue Nofel Lo Chato qui abrite notre représentation doit-il être compris comme un remerciement ou comme un bras d'honneur ?
- déploré l'absence de vrais lieux de convivialité comme on en trouve dans d'autres pays. Les terrasses de cafés n'existent pas, les places ne sont pas faites pour les piétons. On ne peut guère s’asseoir que dans les parcs.
- détesté la circulation automobile infernale. Conduire demande une vigilance extrême et, pour les piétons, traverser une rue est toujours une épreuve. Il n'y a guère que dans les bazars que l'on peut marcher à pied sans risque de se faire écraser.
6 Hamédan
(Billet du 30 mai 2015) :Hamédan, située à 300 kilomètres à l'ouest de Téhéran, tout près du Kurdistan iranien, est l'ancienne Ecbatane, capitale des Mèdes avant leur assimilation par les Perses achéménides. C'est ici que Darius se réfugia après la prise de Persépolis,et avant de reprendre sa fuite vers les hautes satrapies, ici encore que fut assassiné Parménion, le vieux stratège de Philippe, suspecté de complot parce qu'il commençait à s'inquiéter des ambitions démesurées d'Alexandre. C'est ici enfin que mourut Héphaïstion, le plus proche compagnon du conquérant, dans les derniers temps de l' expédition, au retour de la désastreuse traversée du désert de Gédrosie.
On ne voit rien du site antique, sur lequel sont établis plusieurs quartiers de la ville actuelle, interdisant tout projet de fouilles de grande ampleur. Seuls sont visibles quelques vestiges de la grandeur passée : un lion sculpté, tellement érodé qu'on dirait plutôt un rocher naturel en évoquant la forme, et deux magnifiques inscriptions gravées en caractères cunéiforme et rédigées en trois langues.
Ces deux inscriptions se trouvent à Ganjnameh. On les découvre au pied d'une belle cascade dans un recoin d'une vallée assez sèche qui s'enfonce dans les monts Alvand. Les deux roches gravées sont pratiquement identiques. Seuls changent les noms des deux rois qui les ont dédiées au dieu Mazda : Darius et Xerxès. Le site, rafraîchissant, est très prisé des habitants de la ville, qui y montent volontiers en soirée et le week-end (jeudi soir et vendredi en Iran).
Peu de touristes poussent jusqu' à Hamédan. Aussi, la curiosité à notre égard y est-elle plus grande encore que dans les autres villes. Nous engageons maintes conversations, nous prêtons à des séances de photos dignes de stars du show bizz, acceptons des compagnies qui peuvent durer quelques fois longtemps, mais nous ne pouvons donner suite à toutes les invitations à prendre le thé ou à dîner.
Les échanges, souvent laborieux, sont toujours un peu les mêmes. Ils peuvent être banals, cocasses, ennuyeux, parfois, mais ils sont toujours amicaux et on ne peut s'y soustraire. Et certaines discussions peuvent s'avérer surprenantes. C'est ainsi qu'au mausolée d'Avicenne, dont ne pouvions manquer la visite, une conversation s'engage, de part et d'autre de la vitre du guichet, autour de... Gilles Deleuze, dont l'étudiant en philosophie qui tient ici la caisse est un fervent admirateur. Je n'en reviens pas. Comment diable peut-on étudier l'oeuvre de Deleuze (et pourquoi pas celle de Guattari ou de Michel Foucault) à l'Université de Téhéran, dont on pourrait penser que les professeurs sont tenus à un enseignement plus orthodoxe ? La visite terminée, nous retournons au guichet pour essayer d'en savoir plus, mais notre disciple de Deleuze est maintenant accompagné d'un ami féru de littérature française, qui nous récite du Baudelaire et du Prévert. Il est train de traduire le Petit Prince de Saint Exupery en Kurde !
Comment dit-on '" Dessine-moi un mouton" à Ebril ?
7 Ispahan
(Billet du 03 juin 2015) :Nous sommes arrivés à Ispahan un vendredi en toute fin d'après midi. Il faisait doux. Les berges de la Zayandeh rud étaient envahies de centaines de familles, assises autour d'une nappe posée sur l'herbe, avec provisions, samovar, et, parfois, chicha. Nous avons beau y être habitués maintenant, nous ne lassons pas de ce spectacle.
Les Iraniens sont passés maîtres dans l'art du pique-nique. Dans la journée, ils s'assoient ou s'allongent dans l'herbe ou le long des routes sous le moindre ombrage. Et le soir venu, c'est par milliers qu'ils s'installent sur les pelouses des parcs, dans quelque petit square, au centre des ronds-points, près d'un bassin ou, comme ici, en bord de rivière.
Nous avons déjà été émerveillés par cet art de vivre à Tabriz, Téhéran et Hamédan, mais ici, ce soir, au pied du pont Si O Seh Pol, la scène est indescriptible, tant la foule est énorme et le tableau sans limite visuelle.
Sur l'eau, des grappes de pédalos à bec de cygne, tout vieillots et aux couleurs défraîchies, évoluent en douceur au pied des trente-trois arches, au rythme des coups de sifflet d'un maître de ballet invisible.
Sur les deux étages du pont, des silhouettes déambulent et se croisent. Quelques-unes balancent doucement leurs jambes dans le vide. Tout est tranquille.
Nous nous asseyons un moment. C'est toujours le même accueil curieux et chaleureux. Des regards bienveillants, des sourires et des questions, toujours les mêmes :"D'où venez-vous ?" "Bienvenue en Iran" " Une photo ensemble ?" (nous devons en être déjà à notre centième pose).
C'est un vrai bonheur de pouvoir partager l'espace de quelques heures l'art de vivre de ces gens, mais nous mesurons aussi ce que nous avons perdu en Europe. Que reste-t-il de nos parties de campagne, des déjeuners sur l'herbe en famille, du canotage en rivière et de la pêche à la ligne avec son grand-Père sur les berges du canal ? Est-ce que les guinguettes des bords de Marne ressemblaient un peu à ce que nous avons sous les yeux ? Peut-être, la chaleur en moins et le petit vin blanc en plus.
Ispahan passe pour la plus belle ville d'Iran et l'est sans doute. Comme Téhéran, elle est quadrillée par de larges avenues envahies par une circulation automobile démentielle, mais tout est plus humain. L'artère principale, l'avenue Shahar Bagh, qui part du pont des 33 arches, est très large et ombragée de grands platanes. Sur ses deux côtés, elle est bordée de boutiques et même de quelques petits centres commerciaux (rares en Iran). Une très large partie centrale est piétonnière.
Les principaux monuments se trouvent autour ou aux alentours de la place royale, la plus vaste esplanade que nous ayons jamais vue. Le Shah Abbas l'avait fait construire au XVIIème siècle, l'âge d'or de la ville, et lui avait donné les dimensions d'un immense terrain de polo. On voit encore les poteaux marquant les buts à chaque extrémité.
Le roi pouvait suivre les rencontres de la terrasse du palais Ali Qapu et, devant cet ensemble, je me dis que la configuration et la superficie des lieux ne devaient pas être très différentes sur l'hippodrome de Constantinople, entre le palais de l'empereur et Sainte Sophie.
Les trois mosquées les plus importantes sont la mosquée de l'Imam et celle de Loftollah, toutes deux sur la place royale, ainsi que la mosquée du Vendredi, au nord des bazars.
De l'extérieur, même si l'on tient l'art de la céramique pour mineur par rapport à celui de la mosaïque, on ne peut qu'admirer ces immenses surfaces vernissées, ces hauts frontons calligraphiés, ces dômes massifs et pourtant si aériens qu'on dirait parfois des ballons prêts à s'élever. Le bleu domine, ce bleu persan qui enchanta Pierre Loti, un bleu intense, mais moins profond que le bleu nuit, moins dur à l’œil (moins perçant ?) que le bleu du ciel, moins totalisant que le bleu grec, un bleu qui se marie harmonieusement avec les tons jaunes, ocres, verts, ou même roses, alliance dans laquelle les poètes et les mystiques voient la célébration de la beauté du monde et de la création, de la terre au ciel et du jardin au désert.
Dans les cours, on est saisi par la simplicité, la tranquillité, la sérénité du cadre et de l'atmosphère. Là où l'on attendrait peut-être de grandes manifestations religieuses, nous ne trouvons que quelques fidèles recueillis, au milieu desquels on passerait presque inaperçu. Comme on est loin des prières ostentatoires des pratiquants d'autres régions du monde !
A l'intérieur, on ne sait où regarder. Les voûtes sont entièrement et minutieusement décorées de motifs floraux, les stucs ciselés aussi finement que du bois. On admire, mais on se sent comme un "barbare en Asie". Là où l'on ne peut que voir, il faudrait savoir lire. On peut bien apprendre à déchiffrer, sur une faïence, les monogrammes entremêlés d'Ali, Allah et Mohamed, mais comment parcourir ces kilomètres de textes calligraphiés, parfois sur deux lignes superposées ?. Un guide de rencontre, bénévole et compatissant, livre quelques clés aux analphabètes que nous sommes. A sa mine et à sa mise, on devine que notre homme, ancien professeur comme nous, ne perçoit qu'une petite pension. Mais sa tristesse désabusée vient-elle de son état ou de notre indécrottable ignorance ? Comme l'écrivait Nicolas Bouvier,on trouve en lui "cet air qu’ont si souvent les habitants des villes d’art, d’être jury dans un concours auquel l’étranger, quoi qu’il fasse, ne comprendra jamais rien."
Faut-il dès lors parler des bazars d'Ispahan, de ses jardins, du palais des Quarante Colonnes et de ses fresques, Il y a tant à voir à Ispahan !
Et ses adorables ponts anciens ?
Passons outre. De l'autre côté de la rivière, un ensemble de ruelles plus étroites constitue le quartier de la "nouvelle Jolfa". C'est ici que furent installés les Arméniens déplacés des régions du Nord-Ouest au XVIIème siècle. La communauté est aujourd'hui réduite mais encore active et entretient une dizaine d'églises. Nous en avons visité deux : celle de Bethléem et la Cathédrale (Vank). Dans cette dernière, nous retrouvons les tableaux du martyre de Saint Grégoire l'Illuminateur dont nous connaissons bien les supplices pour les avoir vus maintes fois en Arménie. Un des bâtiments de la cour abrite un musée dans lequel on trouve une exposition consacrée au génocide de 1915 avec documents, photographies et films d'époque, ainsi qu'une riche collection de manuscrits enluminés.
Il nous faut quitter Ispahan. A regret. A ce jour, c'est notre plus belle étape en Iran.
8 Shiraz : Parmi les cousines, parmi les voisines...
(Billet du 08/06/2015) :La ville de Shiraz n'est pas agréable d'abord. Comme les autres métropoles iraniennes, elle est sillonnée par de larges avenues à deux ou quatre voies et on met quelque temps à trouver un centre un peu moins dédié à la voiture. Comble de malchance, nous y sommes arrivés la veille d'un week-end exceptionnel de trois jours, dont le premier impliquait fermeture obligatoire de tout ce qui aurait pu de près ou de loin présenter une forme de vie, puisqu'il s'agissait de commémorer la date anniversaire de la mort de l'imam Khomeyni.
La déception était d'autant plus vive qu'après une longue route sous la chaleur, nous espérions, dans cette ville de poètes, nous reposer, comme à Ispahan, au milieu de jardins arborés et de fraîches fontaines.
Las, non seulement tout était fermé mais encore tout semblait laid. Les façades de béton grisâtres, les trottoirs souillés de taches de natures diverses, les arbustes étiques, donnaient aux rues désertes un aspect sinistre. Les parcs, entrevus depuis leurs grilles closes, paraissaient à l'abandon. Pour toute rivière, un oued caillouteux et à sec qu'enjambaient deux pauvres ponts modernes dépourvus d'attrait. Pas de pique-nique au bord de l'eau comme à Ispahan, pas de musée comme à Téhéran, même pas un coin de pelouse pour y poser sa nappe. C'était donc ça la ville célébrée par Hafez et Saadi ? Dans mon amertume, je m'apprêtais à titrer ce billet d'un vengeur :
"Shiraz, la ville qui poète plus haut que son...".
Heureusement, en quarante-huit heures, tout a changé.
Le deuxième jour, dans le quartier de la citadelle, nous avons rencontré Vincent. C'est lui qui nous a abordés, et nous avons tout d'abord cru avoir affaire à un de ces guides autoproclamés qui se présentent parfois aux abords des sites touristiques.
Vincent nous a effectivement servi de guide mais ce n'est pas un guide ordinaire. Parfaitement francophone, passionnément francophile, il n'aborde les Français que pour parler leur langue et ne lie conversation avec eux que pour s’entretenir de leur pays.
C'est par cela et en cela seulement qu'il est "intéressé".
Pendant les deux jours que nous avons passés ensemble, nous avons parlé bien davantage de la France que de l'Iran. Tout y est passé, de manière savante ou naïve :
- la géographie ("est-il vrai que dans certains quartiers de Lille on se trouve déjà en Belgique"),
- l'histoire (Pétain et De Gaulle),
- le climat ("à Nantes, est-ce qu'il fait pleut autant qu'à Paris ?"),
- la mentalité (mérites comparés des gens du Sud et du Nord),
- et, surtout, la langue française, à l'occasion de questions de grammaire et de vocabulaire parfois très pointues, d'autres fois parfaitement incongrues : (doit-on dire "dégage !" ou "dégage-toi !"), ou même étonnament vulgaires (Où placer le le son "u" dans "troudoucou" ?)
Il a surtout été question des possibilités d'immigration. Vincent (c'est le prénom qu'il s'est choisi) a obtenu tous les certificats de langue française que l'on peut rassembler en Iran, et conserve pieusement tous ses diplômes, qu'il a tenu à nous montrer, ainsi que ses cartes de bibliothèque, de membre des différents associations franco-iraniennes. Il sait tout de notre pays, dont il suit quotidiennement l'actualité sur Internet, connaît tout ce qui a et tous ceux qui ont, de près ou de loin, rapport avec la francophonie en Iran, et il a fait toutes les démarches possibles pour se rendre en France ou dans un pays francophone. Malgré cela, la porte d'entrée de notre pays lui est toujours fermée.
La seule solution serait pour lui d'épouser une Française, mais Vincent est compliqué. Il a des principes, et ne veut pas d'un mariage blanc, car il souhaite vraiment fonder un foyer, ni d'un mariage homosexuel, que sa mère n'accepterait pas.
Il faut donc lui trouver une femme française, "même laide", "même vieille", "même..."
Il résiste à nos réserves, contre propositions et objections (" Ou ?" "Comment ?" "On ne trouve pas une femme comme on achète une voiture ou une machine à laver", "As-tu essayé les sites de rencontre ?").
Sa solution à lui tient en une formule, toute faite, bien rôdée :
"Parmi les cousines, parmi les voisines..."
Elle reviendra comme une litanie, au détour de nos conversations, dans la rue, à l'occasion d'une visite, au restaurant, quel que soit le thème abordé :
- Trouver du travail : si j'habite à Besançon, pourrais-je facilement aller travailler en Suisse ?
- L'actualité : Sarkozy ou Hollande ?
- Les langues régionales : "A Toulouse, vous parlez l'occitan ?"... " Non ? Et parmi vos cousines, parmi vos voisines ?.."
Dans sa famille, où il nous a bien sûr, invités, les propos de sa mère inquiète de son avenir seront traduits et résumés par la même formule :
Cette scie aurait pu être lassante, irritante, ou comique. Nous l'avons trouvée simplement émouvante.
Le dernier jour, Vincent nous a conduit sur les traces de Hafez et Saadi.
Nous voulions voir ce qui subsistait de la ville qu'ils avaient tous deux célébrée. Les paradis de verdure jadis propices à la rêverie et à l'amour courtois autant qu'à l'inspiration mystique n'existent plus et on ne peut les évoquer qu'en visitant de modernes et profanes espaces engazonnés. C'est sans doute en souvenir du Golestan que le parc Eram est inscrit au patrimoine mondial de 'humanité. Malheureusement, qui dit Unesco dit accès payant, ce qui est regrettable, non que la somme soit élevée, mais parce que cette taxe d'entrée limite la fréquentation populaire qui fait habituellement tout le charme des jardins iraniens.
C'est la visite des mausolées des deux poètes qui nous a subjugués. Les deux édifices n'ont été construits qu'au siècle dernier et ce n'est donc pas leur caractère historique qui en fait l'intérêt. Ce n'est pas non plus leur architecture : un simple pavillon pour celui de Saadi et une sorte de kiosque pour celui de Hafez.
Ce qui est sidérant, c'est le monde qui se presse en ces lieux. On y vient en famille, pour se promener dans le parc, prendre le frais, manger une glace ou, simplement sortir un peu, mais on ne manque pas de consacrer quelques minutes de recueillement à la tombe du poète. Certains visiteurs sont pensifs, d'autres semblent réciter quelque-chose (prière ou vers du divan ?...)
J'en suis bouleversé.
Comment est-il possible qu'une telle foule vienne sur la tombe de poètes du XIIIème siècle ? . Même si c'est un jour férié où l'on ne sait pas trop quoi faire, et quand bien même ce serait par curiosité plus que par dévotion, une scène pareille pourrait-elle se produire chez-nous ?
Imagine-t-on des Français se rendre en masse et en famille sur la tombe d'un poète national ? Ne remontons pas à François Villon, que tout le monde a oublié, mais les poèmes de Victor Hugo, Verlaine ou Rimbaud évoquent peut-être encore quelque chose chez ceux qui sont eu la chance d'aller à l'école avant le XXIème siècle. Allons-nous pour autant, aussi nombreux, nous recueillir la main sur le coeur au Père Lachaise ou à Charleville Mézières ?
Les Iraniens sont un peuple extraordinaire. Nicolas Bouvier s'était étonné de voir, en plein hiver, les mendiants de Tabriz murmurant en grelottant "des vers de Hafiz et Nizami qui parlent d'amour, de vin mystique, du soleil de mai dans les saules". Moi, je suis tout ému de voir ce couple d'amoureux plongé dans la lecture d'un poème, les larmes aux yeux de cet homme à l'allure de fort des halles, cette rangée de jeunes femmes semblant prier, inclinées vers le tombeau, et je ne peux m'empêcher de filmer l'émotion de cette autre, aussi forte que si elle disait adieu à un parent ou un amant.
ll est temps de nous quitter. Vincent nous arrache à la conversation que nous avions avec Sara, venue rendre hommage à Hafez avec sa mère, et nous conduit jusqu'à la route de Persépolis. II n'accepte pas de cadeau, encore moins d'argent ; il ne veut même pas qu'on lui paie le taxi pour rentrer chez lui. Il nous remercie d'avoir accepté sa compagnie et nous rappelle qu'il ne souhaite qu'une seule chose : "Parmi les cousines, parmi..."
Postscriptum :
Comment se peut-il que la France applique une politique d'attribution de visas aussi restrictive et rejette les étrangers qui l'aiment de loin ? Le nombre croissant des candidats à l'immigration et le souci légitime de se protéger contre une menace terroriste extérieure, constituent-ils une raison suffisante pour se priver ainsi de cette francophilie obstinée ? Si l'on "ne peut accueillir toute la misère du monde", faut-il se refuser d'en recevoir la richesse ?
Après l'attentat contre Charlie Hebdo, Vincent l'Iranien est allé à Téhéran avec quelques amis, déposer des fleurs et des bougies devant l'ambassade de France. Cela ne vaut-il pas un visa ? Il semble que non.
. La morale de cette histoire, c'est que si Shiraz garde vraiment ses poètes au cœur, pour le "rayonnement culturel", et les prétendues "valeurs de la francophonie", c'est plutôt la France qui ... (voir plus haut)
9 Sites antiques de la région du Fars
(Billet du 12/06/2015) :La région de Shiraz est riche en vestiges d'époque préislamique et, en particulier, en sites datant des périodes achéménide (du VIIème au IVème av. J-C.) et sassanide (du IIIème au VIIème ap. J-C.) , les deux âges d'or de la Perse antique.
Pasargades :
A Pasargades, on peut encore voir, extérieurement intact, le tombeau de Cyrus. Il s'agit de Cyrus le grand, le deuxième du nom, qui donna à l'empire perse sa première grande expansion et auquel Alexandre, qui se considérait comme son héritier, rendit hommage deux siècles plus tard en restaurant la sépulture. Le monument est plus grand que je ne l'imaginais ; on le voit de très loin, dominant seul la plaine depuis le socle aux six marches sur lequel il est dressé. Il ne comporte absolument aucune décoration extérieure. Plus que sobre, il est austère et ce mélange de grandeur, de simplicité et de solitude impose le respect. C'est presque tout ce qui reste de l'ancienne capitale qui supplanta Ecbatane, si l'on excepte les maigres vestiges de la résidence royale et une tour de défense que l'on atteint en voiture par une petite route, dans l'enceinte même du site archéologique.
Le site est un agréable lieu de promenade... et de pique-nique, faut-il le préciser ?
Persépolis :
Quoique grec, ce nom résume à lui seul le passé historique et archéologique de l'Iran. Au XXème siècke, Persépolis fut, dans les dernières années de la monarchie Pahlevi, l'objet de grandes et solennelles festivités, destinées à rappeler au monde, en présence de nombreux chefs d'état étrangers, l'ancienneté de la civilisation iranienne et sa volonté de compter parmi les nations fortes des temps modernes. Tout cela est bien loin, et la République islamique a, depuis trente-cinq ans, d'autres priorités idéologiques et politiques que celles du dernier Shah.
Le site n'est cependant pas délaissé et de nombreux visiteurs, en majorité iraniens, le fréquentent quotidiennement.
Les escaliers monumentaux sont toujours en place et on distingue très bien le plan de la grande salle d'audience, ainsi que celle des Cent colonnes. Ce qui est surtout remarquable, ce sont les bas reliefs très bien conservés qui ornent l'escalier Est. On y voit la procession des nations soumises apportant leur tribut et on s'amuse à reconnaître les Parthes, les Arméniens, les Ethiopiens, les Arabes, les Grecs, les Indiens, et bien d'autres, d'après leurs costumes (bonnets, tuniques, torses nus), leurs animaux (chevaux, chameaux, buffles) ou la nature de leurs présents (vases, peaux, tapis, soieries). Les petits palais dits de Darius ou de Xerxès sont moins intéressants, ainsi que les tombeaux qui surplombent le site. Pour l'anecdote, il faut noter que celui du dernier Darius est resté inachevé, et pour cause...
C'est un fait : les Iraniens, et en particulier les deux ou trois dernières générations adultes, qui n'ont rien connu d'autre que le régime des mollahs, semblent chercher refuge, sinon espoir, dans leur passé préislamique. Cela se traduit par un goût pour l'étude de l'histoire ancienne, un intérêt renouvelé pour la religion zoroastrienne et, de manière très forte, lors de la naissance des enfants, par un choix de prénoms non musulmans, tel "Persa", Roxane, ou même Anahita, ancienne divinité païenne, de l'eau et des sources.
Cette passion, cet amour souvent excessif et naïf de la grandeur passée de l'empire, est sans doute une manière pour eux de tenter d'échapper à la prison idéologique dans laquelle ils se sentent enfermés, tout comme l'est ce désir émouvant d'aller à la rencontre de l'autre, de parler avec l'étranger, pour établir, avec quelques rares mots d'anglais, un contact avec le monde extérieur et faire porter ces paroles que nous avons si souvent entendues : "Nous ne sommes pas comme nos dirigeants", "Notre pays n'est pas l'empire du mal dont nos gouvernants ont donné l'image à l'étranger" , "Nous ne sommes pas des terroristes" ou même, plus rarement, il est vrai "Notre culture ne se résume pas à l'Islam".
Comment ne pas être sensible aux démonstrations d'amitié de ces gens qui viennent sans cesse vers nous. Ils sont tous différents, plus ou moins instruits, plus ou moins bien établis dans la société, mais toujours avides de nous connaître et de faire connaître leur pays, en attendant, enfin, de pouvoir en sortir. En un mois, combien de fois avons-nous entendu cette supplique : "Nous voulons parler au monde" ?
Voilà qui nous ramène à Persépolis : Cette ville n'a jamais été une capitale. Elle ne servit qu'à recevoir, une fois par an, pour les fêtes de Noruz, les hommages et les témoiganges de fidélité des nations soumises, de l'Inde aux cités grecques d'Asie Mineure.
Elle était donc là, déjà, pour "parler au monde" et lui signifier son hégémonie. C'est sans doute pour cela, et non seulement parce qu'il était ivre, qu'Alexandre y mit le feu et détruisit entièrement les palais que nous visitons aujourd’hui"hui. Sur ce point, nous pouvons être d'accord avec Fatima.
Les tombeaux de Naqsh-e-Radjab et Naqsh-e-Rostam
La visite de Persépolis ne saurait être complète sans un détour par les sites de Naqsh-e-Radjab et Naqsh-e-Rostam.
Sur le flanc de deux falaises, ont été creusés les tombeaux des plus grands rois achéménides et sassanides, dont les façades sont encore ornées de splendides bas-reliefs.
A Naqsh-e-Radjab, sont représentées les scènes d'investiture de deux rois sassanides : Ardéshir 1er et Shapur 1er.
Naqsh-e-Rostam est encore plus intéressant car on y trouve les quatre tombeaux des successeurs de Cyrus, dont l'histoire a conservé les noms et la destinée. Pour qui a étudié les guerres médiques, lu les Perses d'Eschyle et s'est intéressé à la figure d'Alexandre, c'est un site fascinant.
Devant moi, voici successivement Darius 1er, qui aurait pu rester dans l'histoire pour la construction de Suse et Persepolis mais qui commit l'erreur de s'attaquer à la Grèce et fut vaincu à Marathon. A côté de lui, se trouve Xerxès, qui voulut reprendre l'entreprise de son père et fut, lui, écrasé à Salamine. Il avait cependant, auparavant, saccagé une bonne partie de l'Attique et détruit la ville d'Athènes et l'on dit qu'Alexandre s'en serait peut-être souvenu quand il décida de mettre le feu à Persépolis, 150 ans plus tard.
A côté des sépultures de ces grands rois, se trouvent celles d'Artaxerxès et Darius II, derniers souverains perses avant l'hellénisation de l'Asie.
En dessous, on peut admirer des bas reliefs d'époque sassanide, dont le plus célèbre, qui commémore les victoires de Shapur 1er sur l'empire romain, au IIIème siècle ap. J-C. Il représente le souverain perse recevant la soumission des empereurs Valérien et Philippe l'Arabe.
Nous avons passé la nuit sur le petit parking du site. Avant que nous puissions nous coucher, la soirée a encore été longue et chaleureuse, en compagnie de deux familles iraniennes qui nous avaient conviés à leur barbecue. C'étaient deux jeunes couples avec enfant. Ils étaient arrivés dans deux énormes semi-remorques conduits par les hommes, chauffeurs routiers de leur état. Assis par terre autour de la nappe dont nous avons maintenant l'habitude, nous avons partagé nos provisions et échangé toutes les idées que notre vocabulaire nous permettait de mettre en commun. Et nous nous sommes finalement dit beaucoup de choses, sur l'Iran, la situation dans laquelle l'ont mise les enturbanés (gestes expressifs...), etc.
Ce fut une de nos plus belles soirées. Non loin de nous, un groupe de musiciens jouait tout doucement et nous sommes allés, tous ensemble, les écouter et les remercier. Nous avons beaucoup ri, nous nous entendions bien, nous nous comprenions presque et nous nous sommes quittés dans des effusions d'amitié.
Nous continuions notre voyage et ils restaient chez eux.
Ils étaient jeunes et pouvaient encore espérer un avenir meilleur. Leurs enfants s'appellent Roxane et Persa...
10 De Shiraz à Yazd
(Billet du 15/06/2015) :Tout l'est de l'Iran est un vaste désert, un des plus arides du monde, dit-on.
L'itinéraire de Shiraz à Yazd passe d'abord par l'oasis d'Abarkuh, ancienne étape importante sur la route des caravanes. On y voit un cyprès prétendûment millénaire (visite payante !) et un mausolée de forme polygonale, assez particulier. Il est surtout intéressant de se promener dans les rues du village, entre les maisons construites en pisé. Formes douces, contours arrondis, couleur ocre des murs, coupoles, passages voutés à échelle humaine, portes basses et porches sous lesquels, à l'heure chaude où nous avons déambulé, quelques vieillards somnolaient.
L'autre élément notable du paysage est la présence, aux abords immédiats des habitations, de nombreux édifices coniques, de taille plus ou moins importante. Ce sont d'anciens réservoirs à demi enterrés, bâtis dans un mélange de sable, paille, cendre et poils de chèvre, dont les vertus isolantes permettaient autrefois de conserver pendant tout un été la glace que l'on avait recueillie en hiver dans les montagnes environnantes.
Abarkuh ne mérite pas plus qu'une halte de quelques heures mais constitue une excellente introduction à Yazd. C'est déjà l'architecture du désert, simple et intelligente, où tout est conçu pour se protéger de la rigueur du climat tout en tirant parti de la moindre de ses ressources.
Quand le voyageur arrive ici, qu'il vienne du nord ou du sud, de l'est ou de l'ouest, il retrouve, enfin, après une longue traversée du désert, une vraie ville.
Un peu oubliée depuis la fin du trafic caravanier, Yazd est redevenue, dans les années 2000, un centre d'activité important. L'agglomération moderne s'étire aujourd'hui très loin de son centre mais c'est bien sûr celui-ci qui retient l'attention du visiteur. De toutes les villes iraniennes, Yazd est la seule à avoir conservé intact un quartier historique très étendu. Les longues ruelles s'étirent et se croisent, entre de modestes maisons assez semblables à celles d'Abarkuh mais aussi entre des demeures plus imposantes, des mausolées, des mosquées dignes de la "belle et noble ville" que décrivit Marco Polo. On s'y perd sans inquiétude, demandant par ci par là son chemin pour la "prison d'Alexandre", la "mosquée du vendredi", ou le "mausolée des douze imams", sans trop se faire d'illusions sur la suite de la promenade et en se demandant comment on va bien pouvoir éviter le cliché du labyrinthe ou du dédale, quand il faudra, plus tard, livrer ses impressions au clavier de l'ordinateur. Méditation subitement interrompue car voici que dans cette venelle déserte où on ne peut marcher à plus de deux de front, déboule une motocyclette klaxonnante et pétaradante nous plaquant contre le mur pour nous signifier que la vieille ville n'est pas qu'un lieu de flânerie pour touristes.
Nous passerons la deuxième nuit au cœur même de la vieille ville, en garant Tiresias sur une petite place entre la "prison d'Alexandre", pure invention tirée d'un vers d'Hafez et l'hôtel Fahadan, moins bien noté que le Silk road sur les sites Internet, mais que nous préférerons au précédent pour son architecture plus traditionnelle et sa vaste cour intérieure bien ventilée.
En ce lieu, nous faisons la rencontre d'un louti et, du coup, découvrons de quel type de personne il s'agit. On reconnaît facilement un "louti" à son allure. Cheveux assez longs, moustache fournie, et deux particularités vestimentaires : la veste jetée sur les épaules sans en enfiler les manches et des souliers dont il ne chausse pas le talon. Les loutis constituent en Iran une sorte de caste, dont le mode de vie rappelle un peu celui des gitans dans le sud de l'Europe. Leur marginalité leur vaut une réputation ambiguë. Voyous pour les uns, artistes de la rue pour les autres, il sont un peu des deux : machos bagarreurs, musiciens, bateleurs, animant par exemple les mariages, les spectacles... Quoi qu'on en pense, ils obéissent à un strict code d'honneur et se sentent investis d'une mission chevaleresque : aider les autres, ce qui peut les conduire à jouer du couteau pour protéger la veuve et l'orphelin dans le cinéma iranien ou simplement à servir de guide dans un hôtel. On peut donc demander son chemin sans crainte à un louti...
On peut parler des mosquées, des mausolées, des pishtaqs, des ruelles de la vieille ville, mais on ne dit rien de Yazd si on ne parle pas de ses deux caractéristiques principales : les badgirs et les qanats.
Les tours du vent :
Par groupe de quatre ou cinq, assez massives, les "badgirs" se dressent vers le ciel comme des tours de guet ou des campaniles. Ces "attrape vents", sont d'ingénieux systèmes de climatisation, en place depuis des siècles. Grâce à un cloisonnement en compartiments assez semblables à de larges conduits de cheminée, une circulation naturelle aspire et rejette l'air chaud vers le haut, laissant place à l'air extérieur qui entre et descend. Ce cycle, qui n'a recours à aucune assistance mécanique, permet de refroidir l'eau des citernes ou les pièces des habitations. On peut le vérifier en déposant un confetti au ras du sol. Celui-ci s'élève vers la sortie, puis redescend, remonte à nouveau et ainsi de suite. C'est génial de simplicité. On compte des centaines de badgirs à Yazd.
Le "musée de l'eau" rassemble une abondante documentation photographique et de nombreux panneaux explicatifs qui permettent de comprendre le système très minutieusement conçu des kanats. La partie la plus intéressante concerne le creusement des tunnels : percement des puits, calcul millimétrique de la pente à suivre, techniques de ventilation, équipement et conditions de vie des ouvriers spécialisés.
La terre et le feu :
On ne dit rien non plus de Yazd si on ne parle pas du culte zoroastrien. La région rassemble les derniers adeptes de ce qui fut la religion dominante de la Perse jusqu'à sa conversion à l'Islam après les invasions arabes. Il ne faut pas confondre le zoroastrisme, religion monothéiste codifiée et structurée à l'époque sassanide, dans les premiers siècles de notre ère, avec les cultes polythéistes qui l'ont précédé et dont on retrouve les éléments épigraphiques ou iconographiques dans les sites achéménides. Anahita n'est pas une divinité zoroastrienne !
Il y a pourtant bien des points communs et, en particulier, la primauté donnée, dans la création, à la lutte du bien du mal et à Mazda, le dieu suprème, devenu unique sous l'influence de Zoroastre, (le Zarathoustra greco-nietschéen (1).
Autre point commun : la fonction sacrée des quatre éléments et, en particulier de la terre et du feu.
Le feu :
Le feu brûle en permanence dans chaque temple et, si les événements obligent à un déménagement, c'est la même flamme qui est déplacée dans le nouveau lieu de culte, quelquefois jusque dans une autre province.
Nous avons visité deux de ces temples.
A Yazd, il sagit d'un édifice moderne, d'une grande sobriété. On y voit seulement le portrait de Zoroastre et la flamme sacrée, qui brûle derrière une vitre. A une cinquantaine de kilomètres, Chakchak est au contraire un lieu de pélérinage et de rassemblement à l'occasion de certaines fêtes. C'est une visite qui se mérite, si l'on ne veut pas risquer la santé de son véhicule sur la fin de la piste qui y conduit et, de toutes façons, si l'on veut parvenir jusqu'à la grotte sacrée, en gravissant des escaliers redoutables. Genoux fatigués s'abstenir. Mais une fois là haut, quel site extraordinaire !
La terre :
A Cham, nous avons trouvé le village désert et le temple fermé mais c'est là que nous avons vu pour la première fois les tours du silence.
Comme la plupart des monothéistes, les zoroastriens croient en l'immortalité de l'âme et en sa libération après la mort mais la question du corps du défunt se pose aux mortels restants plus crûment que pour les chrétiens où les musulmans.En effet, pour eux, la chair ne peut pas être enterrée car sa putréfaction souillerait la terre, un des quatre éléments sacrés. Elle ne peut non plus être brûlée car cela souillerait le feu. L'inhumation et l'incinération étant proscrites, ne reste que l'exposition.
Dans la stricte observance de la religion zoroastrienne, les corps doivent donc être disposés en plein air sur des esplanades circulaires situées en hauteur et à l'écart des habitations. Les vautours et les corbeaux se chargent du reste. C'est la fonction des dakhmas , les "tours du silence".
En Iran, cette pratique a cessé depuis les années soixante, en partie parce qu'elle heurtait certaines sensibilités dites modernes, mais aussi, pour des raisons plus écologiques que morales, à cause de la raréfaction des oiseaux de proie.
En Inde où les Farsi (Zoroastriens d'origine iranienne) sont nombreux, elle perdurait encore à Bombay à la fin du XX° siècle (lire absolument Un enfant de la balle de John Irving).
Les dakhmas de Cham sont donc aujourd'hui aussi vides que des aires à blé abandonnées. En contrebas, on aperçoit un cimetière, immense, avec à peine quelques tombes bien rangées. Les habitants se sont adaptés. Ils enterrent leurs morts dans des sarcophages de béton afin qu'ils ne soient jamais en contact avec la terre. Les tombes sont en outre orientés vers le soleil levant et non vers le sud-ouest (direction de la Mecque), comme les sépultures musulmanes auxquelles elles pourraient ressembler.
A Yazd, comme ailleurs, nous avons reçu le plus amical des accueils. Comment en parler, à chaque fois, sans tomber dans la redite ?
Merci au jeune guide du musée zoroastrien qui s'est épuisé à nous expliquer, dans son anglais rudimentaire, les rituels de sa religion, et nous a en fait comprendre en quelques gestes les trois principes fondamentaux : Humata, Hukhta, Huvarshta (bonne pensée, bonne parole, bonne action).
Merci surtout à Vali, Français d'origine iranienne avec qui nous avons passé une soirée délicieuse à parler (en français, quelle joie !) du passé, du présent, et du futur de l'Iran.
Vali prépare un circuit de 31 jours en camping car de France en Iran. On peut suivre son projet sur www.culture-iran.com
(1) Pour ceux qui se demandent pourquoi Nietsche a intitulé son oeuvre principale "Ainsi parlait Zarathoustra", voici la réponse de l'auteur en personne :
« On ne m'a pas demandé — mais on aurait dû me demander —, ce que signifie dans ma bouche, dans la bouche du premier immoraliste, le nom de Zarathoustra, car c'est juste le contraire qui fait le caractère énormément unique de ce Perse dans l'histoire. Zarathoustra, le premier, a vu dans la lutte du bien et du mal la vraie roue motrice du cours des choses. La transposition en métaphysique de la morale conçue comme force, cause, fin en soi, telle est son œuvre. Mais cette question pourrait au fond être considérée déjà comme une réponse. Zarathoustra créa cette fatale erreur qu'est la morale ; par conséquent il doit aussi être le premier à reconnaître son erreur. »
(Nietzsche, Ecce homo)
11 De Yazd à Mashhad et à la frontière
(Billet du 20/6/2015) :Oasis de Garmeh :
Le désert iranien se divise en deux parties : le Dasht-e-Kevir, au Nord Ouest, et et le Dasht-e-Lut, au Sud-est.
La route qui relie directement Yazd à Mashhad passe à peu près entre les deux. Comme ailleurs en Iran, il s'agit d'une bonne route bien asphaltée, qui traverse tantôt des étendues mornes et salées semblables aux sebkras du sud tunisien, tantôt de petites dunes de sable blond, moins belles toutefois que celles du Sahara. On croise de temps à autre quelques chameaux. Il faudrait plutôt dire "dromadaires" car ces bêtes n'ont qu'une seule bosse, comme leurs congénères africains. Nous sommes pourtant en Asie. Où sont donc les vrais "chameaux" et leurs deux protubérances ?
Le village en pisé présente les mêmes formes douces et les mêmes tons ensoleillés que nous avons aimés dans les villages traversés depuis Shiraz. Ce qui mérite le détour, c'est surtout la source qui coule au pied de la falaise bordant l'oasis. Dans une anfractuosité, se trouve un petit bassin peu profond dans lequel on peut se tremper avec délice, si l'on ne craint pas les insignifiantes morsures des petits poissons qui viennent manger les peaux mortes de vos orteils.
Sans ce bassin, le bivouac serait intenable car la chaleur est extrême. Le thermomètre du fourgon est-il devenu fou ? Il affiche 52 degrés. A croire que Tiresias s'est converti aux Farenheit !
Mais au bord de la source, on peut tenir longtemps.
Grâce à ce filet d'eau, mince mais continu, qui sourd obstinément de la roche aussi sèche que le sable qui l'entoure, l'oasis, assez semblable à celles du sud tunisien ou algérien, est irriguée par un réseau complexe de petits canaux bien entretenus. Un jeu de vannes que l'on ouvre ou ferme par quelques pelletées de sable permet d'inonder tour à tour toutes les parcelles, où poussent légumes et céréales, à l'ombre de palmiers et quelques autres arbres fruitiers. On nous offre des dattes. Elles ne valent pas les inégalables Deglet Nour mais elles sont bien bonnes quand-même.
Allons ! Notre visa expire à la fin de la semaine. Il faut repartir. Une dernière trempette et on reprend du désert !
Notre dernière étape en Iran, avant de nous diriger vers Badgjiran, à la frontière du Turkmenistan, s'effectue dans une ville très religieuse, et même sacrée pour les musulmans chiites, parce qu'elle abrite le mausolée de Reza, le huitième imam. A ce titre, elle fait l'objet d'un pélerinage effectué par des croyants venus du monde entier, pour lesquels ce rituel est aussi important que celui de la Mecque, en Arabie Saoudite, ou de Kervala, en Irak. Comme Qom, Shiraz est directement administrée par les mollahs qui y exercent toutes les fonctions politiques, administratives et même judiciaires (peine de mort comprise).
On pourrait donc s'attendre à une atmosphère particulièrement pesante. Il n'en est rien.
Mis à part les abords de l'Haram (l'enceinte sacrée, voir plus bas), Mashhad ressemble à beaucoup de villes iraniennes. Les habitants sont toujours aussi bienveillants à l'égard des étrangers, curieux de nous connaître... et émerveillés de l'aménagement de Tiresias ; Les parcs sont plus fréquentés que jamais et on trouve même, sur les hauteurs de la ville, des restaurants où l'on peut déguster en plein air les plus monstrueuses brochettes que nous ayons jamais dévorées. Des broches, plutôt que des brochettes, car plusieurs côtelettes de mouton sont enfilées sur des tiges de la taille d'un tisonnier ! Végétariens ou petites faims s'abstenir !
Comme à Ispahan ou à Shiraz, le même art de vivre semble se perpétuer ici, mais il faut cependant ouvrir une parenthèse.
Pour un non musulman, la visite de l'enceinte sacrée (Haram) s'accompagne de nombreuses restrictions. On peut certes suivre le conseil de certain blogueur et essayer de se fondre dans la foule mais, si l'on veut s'éviter le ridicule des Dupont déguisés en Chinois dans le Lotus bleu, il vaut mieux accepter son statut d'infidèle et le déclarer. On est alors pris en charge par un ou une guide bénévole qui s'occupe de vous conduire là et seulement là où vous avez le droit de pénétrer. Ce chaperon ne vous quittera pas d'une semelle mais, en retour, vous bénéficierez d'une visite gratuite et plutôt bien documentée.
Notre guide, anglophone à 75% et francophone à 25%, a parfaitement rempli sa fonction et, au delà, nous a expliqué son statut. A la voir, toute vêtue de noir comme une pénitente, on ne le dirait pas, mais F.. n'est pas une nonne, F... est une femme instruite et bien installée. Elle exerce la profession de chirurgienne et possède sa propre clinique privée. Son bénévolat lui permet d'évacuer la pression professionnelle (et familiale, confie-t-elle aussi en aparté malicieux) mais ce n'est pas une simple soupape pour cadre surmené. Sa foi est sincère. Comme pour beaucoup de fidèles ici, l' influence de Reza, la spiritualité du "lieu de martyre" sont pour elles une réalité, et sa présence une nécessité vitale.
Cela ne l'empêche pas d'être critique. Quand nous proposons une offrande "pour l'entretien du site", comme nous le faisons souvent, elle se moque gentiment de nous en nous demandant si nous réalisons bien les énormes profits que le clergé tire de ce pélerinage. Chaque croyant fait un don conséquent et, comme toutes les tâches normalement salariées, de l'entretien à la réfection des bâtiments, de la restauration à la gestion des bibliothèques etc. sont effectuées gratuitement pas des bénévoles qui se bousculent pour avoir l'honneur de servir autour du tombeau de Reza, c'est dire la fortune amassée quotidiennement en ce lieu. Faites le compte, nous dit-elle en riant ! Les mollahs reçoivent beaucoup et ne donnent rien. Point de don, donc !
F. est une énigme pour nous et nous voudrions bien poursuivre cette conversation dans un lieu plus profane, autour d'un thé ou d'un coca cola. Elle décline notre invitation, non par bigoterie mais parce qu'elle n'a pas le temps. Un patient attend son abdominoplastie !
C'est dommage. Nous quittons ces lieux. Lucile rend son tchador, dont elle s'extirpe avec bonheur après deux heures de suffocation sous le soleil. Pour le Lonely Planet, il s'agit là d'une "inoffensive brimade". Que les féministes qui sursautent à la lecture de ces quelques mots se calment et reposent leurs armes. L'auteur de la formule ne mérite pas de sanction plus grave que d'inoffensifs coups de pied quelque part.
C'est sur cette dernière ruade que devrait se terminer ma chronique persane.
Mais comme nous regretterons l'Iran !
"Les hommes du pays où je suis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. Pourtant, c'est bien la même terre qui nous porte tous deux."
(Montesquieu,Lettres Persanes)
A Mashhad, comme cela aurait pu arriver ailleurs en Iran :
- Nous avons été aidés par des amis d'ami de rencontre, qui nous ont consacré beaucoup de temps pour nous permettre de réparer un petit problème mécanique sur un amortisseur de Tirésias
- Nous avons été été choyés par les gardiens du parc où nous avons élu domicile pour deux nuits ... et salués, invités ... visités sans cesse par les promeneurs
- Nous avons discuté avec de vrais mots, dans un magasin du bazar où nous étions entrés par hasard pour acheter un bidon, avec un jeune Afghan. Il n'avait rien. Il parlait un meilleur anglais que nous. Il était parfaitement au courant de ce qui l'attendait, mais il voulait vivre, tout simplement. Devinez où ?
- Nous n'avons pas pu refuser une invitation dans une famille que nous devinions pourtant plus que pauvre. Et finalement, Tiresias garé dans une venelle improbable, nous avons passé une soirée simplement familiale, dans une grande pièce sans meuble mais pas si différente que cela de celles, plus bourgeoises, que nous commençons à bien connaître.(Pas au point d'en faire un essai, mais il y aurait à dire sur ce que nous avons vu des intérieurs iraniens)
Oui, comme nous allons regretter l'Iran !
Le passage de la frontière turkmène est une épreuve à laquelle il faut maintenant nous préparer.
12 Ashkabat : Circulez, y a rien à voir.
(Billet du 25/06/2015) :Il y a des villes qui font chaud au cœur et d'autres froid dans le dos. Ashkabat est à ranger dans le deuxième groupe.
Quand on arrive d'Iran, après les interminables formalités de douane, on plonge directement, après une vingtaine de kilomètres de descente du petit col frontalier, dans la capitale de cette ex-République soviétique nommée Turkmenistan.
Certains comparent Ashkabat à Las Vegas ou Dubaï, d'autres à Disneyland, d'autres encore à Pyong Yang. C'est tout cela, en pire. Tout le centre est constitué de longues avenues bordées d'édifices de marbre, et peu à peu, entre les réverbères dorés et les fontaines illuminées, l'étonnement fait place à l'effroi.
Où sommes-nous ?
On peut faire de belles choses avec le marbre : l'Hermès de Praxitèle, la Piétà de Michel Ange, le Taj Mahal, et même des poèmes : "Je suis belle ô mortels ! comme un rêve de pierre ".
Ashkabat est au contraire un cauchemar de pierre, sorti tout droit des nuits blanches des dictateurs paranoïaques qui dirigent le pays depuis la fin de l'URSS.
Le premier, ancien secrétaire général du parti communiste, s'était rebaptisé "turkmenbachi" (guide, duce, führer, caudillo... des Turkmènes) et a donné son nom, entre autres, à un port, un quartier, un mois du calendrier, une fête, et ... un melon. Il a fait de même avec le surnom de sa maman. La lecture de son oeuvre littéraire était obligatoire à tous les niveaux de l'enseignement et jusque dans les mosquées. Sa statue tournait sur elle-même pour suivre le soleil, et son Rukhnama (livre de l'âme), confié aux bons soins d'une fusée russe, a été placé en orbite autour de la Terre.
Nommé président à vie, ce tout puissant échoua cependant à promulguer son immortalité. A sa mort, son premier ministre a pris sa place et s'est empressé de remplacer les aspects les plus voyants du culte de la personnalité de son ancien maître... par les siens. C'est donc le portrait de Gurbanguly Berdimuhamedow (qui n'a pas encore changé de nom, grrr !..) que le visiteur découvre aujourd'hui. Habillé en homme d'affaire ou en professeur, en tenue de président ou de général, mais jamais dans sa blouse de dentiste, sa profession d'origine, il est partout : affiches dans les rues, posters dans les magasins et les bureaux, fond d'écran des ordinateurs...
Ce nouveau chef poursuit la folie urbanistique de son prédécesseur.
La plupart des immeubles semblent pourtant vides et il y a peu d'activité aux alentours. Aucune importance, car le marbre est à Ashkabat un instrument de propagande. Peu importe, en ce cas, si la plus grande partie des revenus du gaz et du pétrole sont dépensés dans la construction de bureaux et logements qui ne pourront jamais être occupés, au détriment du développement du reste du pays.
La raison grecque avait inscrit dans le marbre du Pentélique les fondements de la démocratie.
On dirait qu'ici la pierre a pour fonction de graver dans l'esprit de celui qui la regarde les lois marmoréennes du pouvoir et de l'oppression.
Voilà pour les maîtres d'ouvrage, mais quid du maître d’œuvre ?
Le sait-on ? Notre ambassadeur de France à Ashkabat se nomme ... Martin Bouygues.
C'est lui qui, pour quelques milliards d'euros, a réalisé nombre des édifices commandés.
Depuis la crise de 2008, il a même fait de la capitale du Turkmenistan une sorte de "hub", en y installant beaucoup de ses cadres. Selon un rapport des services américains publié par Wikileaks(1), son entreprise dispose ici d'une "ambassade séparée" aux moyens et aux ressources humaines bien plus importants que notre représentation officielle.
Quant à la raison de ce statut privilégié, on lit dans le même rapport :
"On est obligé de se demander pourquoi autant d'argent est dépensé dans la construction, d'autant que de nombreux immeubles demeurent largement inoccupés, De grosses sommes d'argent doivent tomber au travers des échafaudages des projets de construction dans toute la ville." (1)
Évidemment, Bouygues n'est pas un esthète. A y regarder de plus près, toutes les carcasses d'immeubles sont en béton. Seules les façades sont revêtues de marbre.
Quelle déception ! Comme les bijoux de pacotille, Ashkabat ne serait qu' une capitale en plaqué marbre ?
Nous avons essayé de la "visiter", mais, sans guide, la mission est impossible.
En pratique, on ne peut circuler qu'en automobile et il n'existe aucune possibilité de parking en dehors des stationnements réservés. On roule, on s'arrête au feu rouge, on redémarre, en cherchant l'endroit où l'on pourrait bien s'arrêter. Si l'on parvient à se garer, on ne peut s'approcher d'aucun bâtiment officiel. Tout semble interdit.
Dans les rues, il n'y a que deux sortes de piétons : les flics et les balayeuses.
Les premiers sont omniprésents. A chaque carrefour, ils opèrent par deux, trois ou quatre. Dans son champ de vision, on en a toujours un. Et ils ne chôment pas ! Sans cesse, ils arrêtent les voitures, d'un geste négligent de leur bâton. A ce commandement presque imperceptible, les véhicules stoppent immédiatement. Par la vitre du conducteur, on voit alors sortir, non pas une carte grise ou un permis de conduire, mais une liasse de documents que le pandore se met à éplucher soigneusement. Après quoi, le suspect relâché, il peut passer au contrôle suivant.
Les ouvrières du bitume, elles, sont solitaires. Leurs longues silhouettes, fragiles, aussi souples que le balai de crin qui prolonge leurs bras, traquent le moindre grain de sable qui pourrait salir l'asphalte. En robe longue, le visage masqué pour ne pas avaler la poussière, elles travaillent directement sur les voies, exposées au danger permanent de la circulation, sans jamais lever la tête.
A part elles, il n'y a pas âme qui vive.
Mais Ashkabat n'a pas d'âme.
Et Ashkabat ne vit pas.
Son nom signifiait autrefois "ville de l'amour".
C'est aujourd'hui une ville morte et les plaques qui la revêtent sont celles d'un cimetière.
Reconnaissons que nous avons eu quand-même quelques bons moments ici :
- La bière retrouvée dans le bar climatisé de l'hôtel Oguzkent (ex Sofitel) où nous nous sommes précipités dès notre arrivée, en compagnie de Frédérique et Aldo, couple de motards sympas avec qui nous avions partagé les heures d'attente au poste frontière.
Leur site : http://lesblogs.motomag.com/jusqu-au-bout-du-monde/
- la discussion en français avec un jeune informaticien du grand centre commercial Yimpas. Il tenait son incroyable accent africain d'un séjour d'études au Cameroun. Son meilleur souvenir d'Afrique : les pluies quotidiennes à Yaoundé.
- Le foulard islamique jeté par dessus les minarets sitôt la barrière iranienne franchie. Frédérique et Lucile n'ont pas attendu le poste turkmène, distant pourtant de 50 mètres à peine !
- Les tenues vestimentaires des Turkmènes. Les femmes portent des robes longues aux couleurs vives qui tranchent avec l'austérité iranienne et mettent en valeur leur silhouette. Mêmes les uniformes de lycéennes et des lycéens sont seyants. C'est un plaisir de les regarder passer, en cohortes ou deux par deux.
Reconnaissons aussi que nous n'avons jamais eu maille à partir avec la police. Si les flics nous ont regardés constamment d'un œil soupçonneux, ils ne nous ont jamais contrôlés. A la vue de notre plaque européenne, le bâton nous faisait toujours un signe en forme de moulinet :
"Circulez, circulez."
D'accord, M. l'agent, circulons. De toutes façons, y a rien à voir, ici.
http://www.lemonde.fr/documents-wikileaks/article/2010/12/12/wikileaks-le-paradis-turkmene-de-bouygues_1452460_1446239.html
Voir aussi l'interview de TF1 jamais diffusée :
http://www.dailymotion.com/video/xi0uw_tf1-bouygues-et-le-turkmenistan_news
13 Le désert de Karakoum
(Billet du 27/06/2015) :Nous avons eu du mal à quitter Ashkabat. C'est que l’œuvre de marmorisation massive n'est pas achevée. Des palissades (blanches...) barrent des quartiers entiers qui restent à démolir et les rues qui devraient nous conduire vers le nord butent sur des chantiers. Notre GPS en perd sa latitude et sa longitude !
Enfin, après maints tours et détours, nous trouvons la sortie. Encore quelques kilomètres d'asphalte lisse et place au vrai Turkménistan, c'est à dire au sable, à la poussière et aux nids de poule.
Il nous reste peu de temps pour gagner l'Ouzbékistan car nous n'avons qu'un visa de transit de 5 jours et nous en avons déjà consommé deux.
Nous aurions pu passer par l'itinéraire Est, qui nous permettait de visiter les sites de Merv et Mary, sur la route de la soie et de l'expédition d'Alexandre, mais cette option nous faisait arriver directement à Boukhara. Or, nous voulons parcourir l’Ouzbékistan d'Ouest en Est, de la (défunte) mer d'Aral à la vallée de Fergana. Pour ce faire, nous devons traverser du sud au nord le désert du Karakoum, long d'environ 600 kilomètres.
Nous n'y trouverons pratiquement aucun village, seulement quelques yourtes de bergers, une station service digne de Bagdad Café, et quelques gargotes éparses. Simplement dégradée dans le premier tiers, la route, qui fut autrefois goudronnée, devient ensuite très mauvaise, puis épouvantable dans sa dernière partie. La mécanique souffre, les passagers aussi.
Nous faisons étape à mi-chemin. Ici se trouve une curiosité : le cratère de gaz en flammes de Darvaza. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une "catastrophe écologique", car l'impact sur l'environnement est quasi nul, mais on se trouve tout de même en face d'un phénomène que l'homme a créé et ne peut plus maîtriser, ce qui est toujours inquiétant.
Lors d'un forage dans les années 70, les soviétiques ont provoqué accidentellement un effondrement dans lequel tout leur matériel a été perdu. Croyant stopper les émissions de gaz, ils ont mis le feu aux vapeurs qui s'échappaient du fond du trou... et depuis 40 ans, cela brûle encore ! Toutes les tentatives d'extinction ont échoué.
Darvaza est devenu une attraction touristique, à découvrir surtout de nuit. Nous avons fait comme tout le monde et sommes allés voir. Ce n'est pas "dantesque" comme on le dit parfois, mais cela mérite le détour. Le cratère n'est pas si large ni aussi profond que certaines photographies le laisseraient croire, mais toutes les parois sont en flammes,du fond jusqu'en haut. Le plus spectaculaire, c'est l'effet de souffle provoqué par les rafales de vent du désert qui balaient subitement les bords et renvoient des bourrasques brûlantes au visage de celui qui s'approche de trop près.
Si l'on se met à l'écart, on peut rester des heures à regarder brûler la terre, perdu dans ses pensées comme auprès d'un simple feu de cheminée. Certains plantent même la tente pour y passer la nuit.
Kounia Urgench :
Un douanier nous avait prévenu à Howdan (poste d'entrée) : La frontière de Kounia Urgench (vers l’Ouzbékistan) est fermée depuis le 15 juin.
Pourquoi ? Jusqu'à quand ? Mystère. Toujours est-il que devons passer par le poste de Dashoguz, qui est habituellement interdit aux étrangers. Cela ne nous arrange pas, car nous voulons visiter Kounia Urgench, l'ancienne capitale du Khorezm, qui est aussi une étape sur la route de la soie. (Il faut dire que la "silk road" est un peu comme le chemin de Saint-Jacques. Si une ville d'Asie centrale ne figure pas sur une de ses ramifications, c'est qu'elle a dû le demander !)
Nous avons donc fait l'aller-retour Dashoguz-Kounia Urgench, par une route infecte.
Dans cette partie septentrionale du Turkmenistan, le Karakoum reverdit. En effet, nous approchons de l'Amou Daria,qui prend sa source sur le plateau du Pamir et se jetait autrefois dans la mer d'Aral. Les travaux d'irrigation entrepris par les Russes dès l'époque tsariste et poursuivis par les Soviétiques, ont permis la mise en culture de larges bandes de territoire et aujourd'hui, on y fait pousser des arbres fruitiers, des légumes et du coton. Mais cette mise en valeur a un prix. Le détournement des eaux de l'Amou Daria, a provoqué l'asséchement de la mer d'Aral, dont nous aurons à reparler quand nous serons sur place, dans quelques jours.
Kounia Urgench (Urgench la vieille), c'est la découverte d'une architecture différente de ce que nous avons vu en Iran. La plupart des mosquées et mausolées qui subsistent datent de la période de son apogée entre le XIème et le XIIIème siècle, avant les destructions de Tamerlan.
Le site est inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco mais il est assez peu touristique. Nous n'y avons trouvé que quelques fidèles venus se recueillir sur la tombe des différents saints qui reposent ici. Plusieurs de ces vénérables sont réputés efficaces pour guérir la stérilité. Tout au long de l'allée qui conduit de tombeau en tombeau, nous avons suivi les pas d'un couple qui accomplissait scrupuleusement tous les rites nécessaires à sa reproduction, accrochant des rubans et faisant dire des prières. Espérons que leur foi sera récompensée.
Nous avons aimé les mausolées de Nejameddin Kubra et du sultan Ali dont les portails penchés s'inclinent l'un vers l'autre avec douceur, et le minaret de Koutloug Timour, penché lui aussi, et dont la porte est située à près de 10 mètres du sol. C'est qu'on y accédait par la mosquée dont Tamerlan n'a rien laissé subsister... Mais à part le centre historique - qui n'en est pas un car les monuments sont très dispersés -, la ville nous a paru vide et abandonnée. Si le poste frontière avec l’Ouzbékistan demeure fermé en saison touristique, qui fera le même effort que nous pour venir la visiter ?
Demain, nouveau passage de frontière. Record battu ?
14 Khiva
(Billet du 30/06/2015) :La frontière étant fermée à Kounia Urgench, la route nous a conduit directement de Dashoguz à Urganch, puis à Khiva.
Nous changeons de pays, mais pas de province, puisque nous sommes toujours dans le Khorezm antique, sur la rive gauche de l'Amou Daria. Premier contact avec le réseau routier ouzbèque, que tout le monde nous avait promis épouvantable et qui est effectivement dans un état lamentable.
Après ces premiers kilomètres éprouvants, l'arrivée à Khiva ne laisse pas indifférent :
"Mais c'est encore plus beau qu'en Iran !"
Une heure avant le coucher du soleil, la muraille de la vieille ville prend une couleur sable qui lui donne tout son caractère de forteresse du désert. Nous installons Tirésias face à la porte Ouest et regardons le tableau se nuancer et s’obscurcir lentement jusqu’au crépuscule. Avec les minarets et les dômes turquoise qui se détachent sur le fond du ciel encore bleu, cette palette est sans aucun doute un sujet de choix pour les vrais photographes et les peintres.
Les jours suivants, nous ne bougerons guère de notre place, d'où nous avons la plus belle vue extérieure en fin de journée et aussi, l'accès le plus facile au centre historique.
Pendant des siècles, Khiva a été une étape importante sur une des routes de la soie, et aussi, plus tristement, une plaque tournante du commerce des esclaves et le fief de quelques potentats sanguinaires. Au pied de cette haute barrière crénelée, le voyageur moderne essaie alors de se mettre à la place du caravanier parvenant ici après des semaines de marche dans la monotonie de la steppe, et subitement partagé entre le soulagement, l'émerveillement et la crainte du sort qui l'attend une fois la porte franchie.
Hélas ! l'"Ichan Qala" d'aujourd'hui ressemble fort à ce qu'on appelle une ville musée. Entrée payante à toutes les portes (avec tickets supplémentaires pour l'accès à certains monuments), boutiques pour touristes le long des rues proprettes et aseptisées, et aucune autre activité apparente que celle des cafés restaurants et la vente de bibelots, cartes postales, tissus traditionnels etc. Manifestement, la vraie vie est désormais dans les quartiers périphériques.
Pourtant, on ne peut rester insensible à la beauté de l'ensemble et à la majesté de certains édifices. Parmi ceux-ci, le minaret Kalta Minor, énorme cylindre de céramique dont la forme n'a rien pour séduire mais dont la disproportion même suscite l'intérêt. Ce gros tube trapu, qui dépasse de loin en hauteur les murs de la ville, est au delà du laid et du beau. Il est aussi "héneaurme" que l'orgueil démesuré du Khan qui en décréta la construction afin de pouvoir apercevoir de son sommet la cité rivale de Boukhara (à 450 kms tout de même), et qui n'en vit bien sûr jamais l'achèvement. Ses successeurs laissèrent le projet à l'état de tronçon (Kalta), tel qu'on le voit de nos jours.
Outre sa forteresse (Ark), Khiva compte aussi des dizaines de medersas, mausolées et palais, édifiés pour la plupart entre le XVIIème et le XIXème siècle. Parmi toutes ces "merveilles", toutes classées au patrimoine mondial, la plus impressionnante par ses dimensions et la richesse de sa décoration est le palais Tosh Hovli, mais nous lui avons préféré la mosquée du Vendredi (Jouma), pour son ensemble de colonnes en bois (plus de 200). Ces colonnes sculptées, minces au pied et évasées en leur milieu, sont très élégantes. Nous en trouverons d'autres un peu partout et elles restent pour nous le symbole du Kharezm et de la Sogdiane.
En se promenant dans les rues, un peu à l'écart des sites principaux, surtout en fin de journée, on trouve malgré tout une vie extra touristique, comme ces femmes qui discutent sur le pas de leur porte ou ces enfants qui jouent au ballon. Quel terrain de jeu fantastique que cette ville sans voiture! Et puis, on peut aussi dénicher de vrais artisans. Parmi eux, les frères Jumaniosov perpétuent une tradition familiale d'ébénisterie. Leur atelier exporte en Europe et en Amérique des meubles, des colonnes, des lits, des portes monumentales, le tout finement ouvragé. Ils fabriquent aussi de curieux lutrins modulables, taillés dans un seul bloc de bois parallélépipédique, que l'on peut déplier, selon le volume de départ, en quatre, six ou huit positions, adaptées à la taille de différents ouvrages.
En montant au minaret de la mosquée Jouma, je suis étonné du comportement des couples d'amoureux. Dans l'étroit escalier en colimaçon, j'en croise plusieurs. Ils sont installés sur les marches debout, silencieux. Apparemment, ils ne font rien, ne se touchent pas, ne se parlent pas. Je pense d'abord que le bruit de mes pas a pu interrompre des échanges plus intimes, mais il semble que non. Parvenu au sommet, j'en trouve trois autres appuyés contre le mur.
Ils ont la même attitude, plus que timide, inquiète, presque coupable. Qui sont-ils ? Probablement des fiancés qui viennent échanger des serments en des lieux destinés à les recevoir. Mais pourquoi cette réserve, et, surtout, cette absence de gaieté ? Nous assisterons à plusieurs duos silencieux de ce genre, plus tard dans la rue. Ils se regardent à peine, ne sourient jamais, détournent le regard et baissent la tête à notre approche.
Curieuse impression que donnent ces amants sans joie. Mais il est vrai que nous avons tout à découvrir.
Khiva est notre premier vrai contact avec l’Ouzbékistan. C'est ici que nous avons acheté une assurance obligatoire mais bidon, feuille de papier aussi dérisoire que le prix auquel nous l'avons payée, mangé notre premier "plov" dans une "tchaikana" brûlé nos doigts aux premiers "samsa" achetés en bord de route, bu notre premier "morç" tiré au tonnelet, et lampé nos premières gorgées de bière fraîche en terrasse.
C'est aussi à Khiva que nous faisons l'apprentissage des nécessaires combines et petits arrangements avec des règlements absurdes.
En Ouzbekistan, les voyageurs sont censés s’enregistrer toutes les nuits auprès de l'OVIR, organisme hérité de l'époque soviétique. Cette pratique tombée en désuétude dans les autres anciennes républiques, y compris en Russie, est toujours en vigueur ici, selon des règles assez floues. Pour éviter une possible grosse amende et même une expulsion, il est donc recommandé au voyageur qui, comme nous, ne dort pas à l'hôtel, d'acheter la complaisance d'un hôtelier. C'est tout bénéfice pour ce dernier qui ne craint pas de vous demander trente euros pour un bout de papier attestant que vous avez bien résidé dans une chambre que vous n'avez pas occupé.
Par ailleurs, le marché noir est incontournable.
Il faut en passer par là, comme en temps de guerre ou de pénurie, pour se procurer du gazole, car on n'en trouve pas dans les stations service. On doit donc se ravitailler au bidon auprès de vendeurs clandestins qui, de leur côté, peuvent s'en procurer. Le risque est de tomber sur du carburant de très mauvaise qualité et de nuire gravement à la santé de son véhicule, mais le moyen de faire autrement, quand tous les pompistes vous répondent invariablement " Dizel Niet !" ?
C'est aussi au marché noir qu'il vaut mieux changer son argent, car le cours officiel est ridiculement bas. Nous voici maintenant aux portes d'un bazar à compter et recompter des liasses de billets. En effet la plus grosse coupure (5000 soms) équivaut à un peu plus d'un euro et la plus répandue est celle de 1000 soums, soit 25 centimes environ. Transformer 100 euros en près de 500.000 soums équivaut donc à échanger deux billets contre plusieurs liasses. Si les Ouzbèques sont passés maîtres dans l'art du comptage rapide entre pouce et index, les maladroits que nous sommes mettent de longues minutes à feuilleter des paquets épais chacun comme un gros livre.
Toutes ces pratiques sont, bien entendu, officiellement interdites mais les changeurs au noir ne se cachent pas et, pour se procurer du carburant en cas d’extrême nécessité, on peut, paraît-il, s'adresser à la maréchaussée en demandant "dizel private" ou même "dizel black market".
Nous n'en avons pas eu besoin et c'est lestés d'un sac de billets et d'un plein de gazole garanti "top" par notre intermédiaire que nous prenons la route de Nukus, en direction du musée Savitski et de ce qui reste de la mer d'Aral.
15 Nukus
(Billet du 05/07//2015) :Promptement programmé, nous avons suivi notre OsmAnd sur une route infernale, à peine asphaltée avant de nous apercevoir de l'erreur de guidage. Gros énervement dans l'habitacle mais que faire ? Nous avons continué notre mauvaise route sur la rive gauche de l'Amou-Daria alors que la "bonne" route était plus loin, rive droite.
En suivant ainsi la frontière avec le Turkmenistan nous sommes entrés, en quittant Ourgench pour Gurlan, dans une zone irriguée très peuplée. Nous avons longé d'anciens kolkhozes où l'on repiquait le riz. L'eau était partout en abondance : des canalisations énormes bleues enjambaient des canaux, on suivait des canalisations jaunes puis des canaux ouverts de toutes tailles - des grappes d'enfants s'y baignaient - jusqu'aux rigoles qui striaient les champs de coton encore verts en juin.(La récolte ne vient qu'en septembre).
Toute cette eau, toute cette vie vient de l'Amou-Daria. Le fleuve, traversé sur un pont flottant après Mangit est gigantesque mais déjà très boueux et visiblement peu profond. Même s'il est entrain de s'asphyxier et va se perdre définitivemet au nord de Nukus sans jamais pouvoir atteindre la Mer d'Aral, il reste encore là très impressionnant.
Nous avons ensute rejoint la route principale. La "bonne" route était en travaux, monotone, pénible.
Allez, pas de regrets ...
En préface à son guide du musée de Nukus, la directrice a noté que "l'attention internationale se portait aujourd'hui sur le Karakalpakstan (région autonome d'Ouzbekistan) pour deux raisons diamétralement opposées : le désastre de la mer d'Aral d'un côté mais aussi, en positif, la renommée croissante du Musée des Beaux-Arts de Nukus, également appelé "Miracle du Désert" ou "Perle de l'Aral".
Nous sommes allés voir les deux, en effet. Et le "miracle" est bien au musée Igor Savitski.
Dark tourism au Karakalpakstan
Pourquoi aller à Moynaq sinon pour confirmer ce que l'on sait déjà par les images satellitaires ?
http://www.actunautique.com/2014/10/10-photos-satellite-sur-la-disparition-de-la-mer-d-aral.html
Entre les années 60 et aujourd'hui, la surface de la Mer d'Aral s'est réduite comme peau de chagrin. Visible encore à l'ouest du bassin, la mer s'est retirée à plus de 150 kms de son grand port du sud. L'exemple même de la catastrophe environnementale : écologique, économique, sanitaire, sociale, humaine tout simplement. Un modèle du genre.
En cause, le détournement des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria au temps de l'U.R.S.S. pour irriguer le coton des fronts pionniers du Kazakstan et de l'Ouzbekistan.(Mais à Nukus, on dit aussi que la Mer d'Aral pourrait avoir coulé en souterrain vers la Caspienne, plus basse, le long de failles réactivées par des essais nucléaires soviétiques au Kazakstan ; ce qui aurait accéléré sa disparition...)
Que reste-t-il donc du grand port soviétique d'Ouzbézkistan, Moynaq, dont on nous dit qu'il fut une ville de 100 000 habitants dans les années 60 dédiée à la pêche et aux conserveries ? D'où un avion alors "décollait toutes les heures" ??? Une bourgade dans un désert.
Mais où sont les traces du passé ? On suit bien la ligne du double rivage asséché : côte basse d'un côté de la presqu'île, côte à falaise de l'autre. A perte de vue, le fond sableux de la mer disparue encore herbeux en cette saison est, de loin en loin, parcouru de bovins.(Plus de mer poissonneuse, alors pourquoi ne pas substituer à la pêche l'élevage sur le plancher des vaches ?) Sous la falaise, une dizaine de bateaux très rouillés ont été réunis là intentionnellement pour frapper les esprits - ils sont destinés à disparaitre aussi sous l'attaque des vents de sable. Au dessus, un Mémorial à la Mer d'Aral en béton et plus loin un petit musée racontent la catastrophe ; ailleurs encore un bateau sur cale (est-ce le port?), le portail d'une conserverie en ruine ; ici et là l'emblème d'un poisson ou d'une ancre. Peu de grands édifices. Cette ville soviétique a-t-elle vraiment existé ?
Dans Moynaq qui s'ensable inexorablement, il reste la vodka qui, elle, est bien présente ajoutant un peu plus à la désolation du lieu. Pourtant à rouler longuement dans les deux rues interminables qui traversent le bourg sur l'ancienne presqu'île, on voit bien que les enfants sont toujours très nombreux (il y a beaucoup d'écoles et un lycée). L'activité a cessé, beaucoup sont partis chercher du travail ailleurs mais les femmes sont restées. Il y avait des travaux de voierie quand nous sommes passés et depuis 15 ans le bourg s'est plutôt repeuplé (12 000 dans les années 90, 18 000 aujourd'hui). De gré ou de force, la vie continue à Moynaq .
Au Kazakstan, la petite Mer d'Aral désormais fermée et séparée de la grande par un barrage est progressivement remise en eau. On annonce toujours le retour de la mer à Aralsk, le grand port du Nord. Par contre, au Sud en Ouzbekistan on comprend que le désert a déjà gagné la partie d'autant que les forages de gaz se multiplient au fond de la mer asséchée. Mais les emplois, dit-on, ne sont pas pour les locaux.
Quant au tourisme (compassionnel ou pas) il n'est pas d'un grand avenir non plus. Car pour dire vrai, aussitôt arrivé, le voyageur ne pense qu'à repartir.
Lien plus général:
http://www.lejournalinternational.fr/Les-restes-de-l-industrie-sovietique-en-Asie-centrale_a2824.html
Le musée de Nukus
Nous avons eu du mal à trouver le musée inauguré en 2003, vu en image sur Internet. C'est qu'il est flanqué maintenant d'un autre bâtiment immense dont la construction n'est pas tout à fait achevée et tout l'ensemble semblait fermé. Erreur ! Il n'y avait pas foule mais ce que nous avons vu ce jour là avec notre guide anglophone nous a convaincu de revenir encore parcourir ce musée d'exception.
C'est à la fois excitant de voir les tableaux de cette avant-garde russe d'Ouzbekistan et de toute la Russie, l'explosion des couleurs, l'inventivité, cette fraîcheur sauvée de l'oubli par ce collectionneur insatiable qu'était Igor Savitski. C'est en même temps très émouvant, à travers les courtes biographies, de deviner les difficultés à vivre de ces peintres en Union Soviétique. Ils ont été déportés, interdits d'exposer dès les années 20 et surtout sous Staline, exécutés parfois (retrouver leurs oeuvres a tenu en effet du miracle). La raison de leur disparition est très variable... quand on la connait. D'autres artistes, prometteurs, ont fini par rejoindre le courant imposé du réalisme socialiste. Alors leurs oeuvres postérieures n'intéressent plus le collectionneur : une biographie tronquée pour eux aussi.
Au premier étage, en contemplant l'art populaire des Karakalpakes qui était la première raison d'être de ce musée, j'ai retrouvé dans le nombre de tissus accrochés, de bijoux presque identiques exposés, dans cette profusion d'objets artisanaux magnifiques répétés à l'envi cette même obsession inextinguible du collectionneur à sauver l'art du néant auquel il était promis.
Ce musée ouvert en 1966 est l'oeuvre d'un seul homme passionné : Igor Savitski mort en 1984. La directrice actuelle Marinika Babanazarova est depuis lors la gardienne fidèle de la mémoire du collectionneur.
Elle craint que cette formidable collection, qu'elle défend bec et ongles contre les appétits de toutes sortes, ne soit dispersée un jour. Elle a réussi à obtenir une extension du musée qui ouvrira bientôt. Une victoire. Nous n'avons eu accès, nous le savons, qu'à 5 % des collections ! Combien pourra-t-on en voir demain ?
Sites proposés
L'introduction par la directrice du Musée à l'exposition "Les Survivants des sables rouges", à Caen en 1998 :
http://www.museeasiecentrale.umontreal.ca/mvacas/artistes/diffu.php?recordID=50
et ces articles de presse :
- 10 février 2008 Le Louvre des Steppes de Luc Desbenoit dans Télérama :
http://www.telerama.fr/divers/25220-les_tresors_de_ouzbekistan.php :
- 4 septembre 2013 Art russe : le Musée du bout du monde, mémorial du siècle passé de Gilles Hertzog dans la Règle du jeu :
http://laregledujeu.org/2013/09/04/13992/memorial-du-siecle-passe/
- A propos du documentaire américain "Desert of forbidden art" 7 mars 2011 Decadent Russian Art Still under the Boot's shadow par Ellen Barry The new York Times :
http://www.nytimes.com/2011/03/08/arts/design/desert-of-forbidden-art-igor-savitsky-collection-in-nukus.html?pagewanted=all&_r=0
- Nombreux tableaux à voir sur la Toile comme ici :
https://www.flickr.com/photos/116262633@N02/galleries/72157640479701373
16 Elliq-Qala. Les citadelles du désert
(Billet du 08/07//2015) :A Nukus, nous avons eu la chance de faire la connaissance d'Oktyabr (Octobre) Dospanov, un archéologue spécialiste des sites du Karakalpakstan, qui nous a servi de guide et nous a beaucoup appris sur la richesse archéologique de cette région.
Son site : www.discoverykarakalpakstan.org
Sur ses conseils, avant de faire le circuit classique de l'Elliq-Qala nous nous sommes rendus à Mizdkhan, près d'Hodjeili, tout près du poste frontière de Kounia Urgench que nous n'avions pas pu franchir en venant du Turkmenistan.
Mizdkhan
Il ne s'agit pas à proprement parler d'une citadelle mais d'un ensemble anciennement fortifié comprenant, sur trois collines, édifices religieux, acropole, et caravansérail. L'occupation du site remonte au IVème siècle avant notre ère et son nom vient probablement du dieu Mazda. La partie la plus intéressante est celle de la nécropole. On y trouve des sépultures qui vont de l'époque zoroastrienne jusqu'à ... nos jours. C'est dire le caractère sacré de ces collines, qui a traversé les siècles et les religions. Aujourd'hui encore, Mizdkhan fait l'objet de pélerinages en provenance, paraît-il, du monde entier. Parmi tous les mausolées, le plus vénéré est celui de Muzkum khan Sulu, qui pourrait abriter, selon certains, la tombe d'un saint musulman, selon d'autres celle du premier homme de la mythologie zoroastrienne, ou mieux encore, celle d' Adam en personne.
Les scientifiques, quant à eux, datent avec certitude la construction de l'édifice du IXème ou Xème siècle mais cela n'empêche pas les légendes de circuler. Elles sont souvent liés aux thèmes de la création et de la fin du monde. On dit que le jour où la dernière pierre du dernier mausolée tombera à terre sera celui du jugement dernier.
L'Elliq-Qala
De Nukus, nous avons repris la route de Khiva en suivant, cette fois, la rive droite de l'Amou Daria. Nous sommes toujours au Karakalpakstan, mais dans la région antique de Sogdiane, une satrapie de l'empire perse, qui s'étend entre l'Oxos et l'Iaxartes, c'est-à-dire, aujourd'hui entre l'Amou Daria et le Syr Daria, les deux fleuves descendus du plateau du Pamir qui se jettent (ou se jetaient) dans la mer d'Aral.
C'est ici, qu'au cours de sa longue expédition dans les "hautes satrapies" Alexandre épousa la princesse Roxane, montrant ainsi sa volonté d'unir sous son autorité l'Europe et l'Asie. C'est aussi cette "mésopotamie" d'Asie centrale, qui, partie intégrante du royaume gréco-bactrien devint une province prospère attirant les convoitises des Parthes, des Romains et des tribus nomades turques qui finiront par la conquérir.
Avant l'Islam, la Sogdiane, appelée aussi Transoxiane, a été au carrefour de l'Orient et de l'Occident, le lieu de rencontre de plusieurs civilisations et religions. Zoroastriens, Grecs, Bouddhistes, Nestoriens, Manichéens ont eu ici leurs lieux de cultes et se sont parfois mutuellement influencés, donnant des formes d'art originales dont il ne reste hélas ! que peu de chose.
A partir des invasions arabes et après les conquêtes turco mongoles, cette mixité culturelle et religieuse a disparu mais la Transoxiane est restée un trait d'union entre la Chine et l'Occident. Pour cette raison la route de la soie est jalonnée de multiples places fortes d'époques diverses, que l'on appelle "citadelles du désert", d'où le nom d'Elliq-Qala (cinquante citadelles)
Chilpyk
Bien que comptée au nombre des cinquante, Chilpyk est en réalité une tour du silence zoroastrienne, très semblable à celle que nous avons vue dans les environs de Yazd, en Iran. On y parvient par une bonne piste et une courte montée à pied. Du haut de la Dakhma, on aperçoit, d'un côté le désert et de l'autre les terres mises en culture grâce aux canaux venus de l'Amou Daria. Comme l'accès est facile depuis la route Nukus-Urganch, de nombreux visiteurs font l'ascension et la tour n'a plus rien de silencieux...
Toprak Qala
Plus à l'écart des routes principales, Toprak Qala a connu son apogée dans les premiers siècles de notre ère. Aussi étonnant que cela paraisse, la citadelle est restée inconnue, quasi invisible jusque dans les années 1930 où un archéologue revenant d'Ayaz Qala remarqua une éminence d'aspect ruiniforme qui méritait peut-être d'être étudiée.
Cela en valait la peine car Toprak Kala est pour les spécialistes un des sites les plus interessants de l'Elliq-Qala.
Une fois parvenu au sommet, aisément accessible, on trouve un plan de ville rectangulaire. Les fouilles ont permis de dégager une enceinte qui mesure encore aujourd'hui plusieurs mètres de haut et une bonne partie des habitations. Le site a été probablement occupé du deuxième siècle avant notre ère jusqu'aux invasions mongoles et il existe bien entendu plusieurs niveaux. Sans guide, nous n'avons pas été capables de distinguer quoi que ce soit mais cela ne nous a pas empêchés d’apprécier la beauté du site, vide de touristes en cette saison. Lors de notre passage, il n'y avait que quelques gosses qui jouaient dans les ruines.
Ayaz Qala
On atteint la plus connue des citadelles du désert au bout d'une route qui se termine en impasse. C'est la plus grande, la plus belle et la seule qui demande un petit effort de marche à pied. La forteresse est située sur un plateau et mesure près de 200 mètres sur 150. Curieusement, le site ne semble pas avoir été fouillé. On distingue encore nettement les deux portes monumentales qui donnaient accès à la place forte. Aujourd'hui, l'esplanade centrale est immense, vide et apparemment vierge de toute investigation. Nous sommes restés sur la muraille jusqu'au coucher du soleil avant de redescendre vers le camp de yourtes (pour touristes) en contrebas.
Partout autour, c'est le désert des citadelles, sinon des Tartares...
17 Boukhara
(Billet du 12/07/2015) :Entre Khiva et Boukhara, la route de la soie est plutôt celle du coton. Quand on ne roule pas dans le désert, on longe des champs de coton, irrigués par l'eau qui n'arrive plus à la mer d'Aral. Le paysage est plutôt monotone, sans joie, et le trajet très fatigant à cause de l'état déplorable de la chaussée.
Enfin, on arrive.
"Mais c'est encore plus beau que Khiva !"
Allons-nous dire cela à chaque ville que nous découvrons sur la route de la soie ? Écrivant ces lignes depuis Samarcande, je peux déjà répondre que non.
C'est Boukhara qui restera pour nous la plus belle des cités historiques d'Asie centrale .
Elle ne s'offre pourtant pas au premier regard, comme Khiva. La muraille de la citadelle est, certes, imposante mais l'intérieur, en grande partie détruit par les bombardements soviétiques de 1921, ne mérite pas qu'on s'y attarde, et, devant cet "Ark", la place du Registan, rénovée, se révèle pratique pour y installer Tiresias, mais triste et vide de jour comme de nuit. Quant aux trois bazars historiques qui subsistent de ce qui fut peut-être le plus grand marché d'Asie centrale, ils sont désormais entièrement touristiques.
Alors, pourquoi Boukhara, plutôt que Khiva ou Samarcande ?
D'abord parce que la séparation entre ville classée et ville habitée est nettement moins sensible.
Si Khiva est une ville musée, Boukara est un musée en plein air.
La différence peut paraître subtile et je ne saurai peut-être pas bien l'expliquer. Tout au plus puis-je essayer.
Même si les rues "principales" sont totalement vouées au tourisme, et quand bien même on ne peut traverser un bazar ou pénétrer dans la cour d'une medersa sans être sollicité par une vendeuse de tissus, un marchand de tapis, un enlumineur ou un changeur au noir, elles nous paraissent plus authentiques, plus humaines. Il y a très peu d'arrivages de touristes en cette saison et nous sommes donc des "pigeons" très attendus. Pourtant, loin d'être agressifs et collants, les marchands ont une manière sympathique, élégante, polie, souvent drôle - civilisée, pour tout dire- de tenter de nous alpaguer.
Certes, nous ne nous en tirerons pas tout à fait indemnes, mais nous payons notre (petite) dîme en échange de pièces de choix. Boukhara est justement réputée pour son artisanat. Ne soyons ni chagrins ni radins. On n'achète pas n'importe où des soies de cette qualité et on ne trouve pas partout une enluminure peinte devant soi.
Ce qui nous a plu, surtout, c'est qu'au détour d'une rue, au coin d'une mosquée ou d'un bazar, on passe facilement d'une zone touristique et bien pavée aux ruelles poussiéreuses et étroites de la partie habitée.
C'est dans cette portion plus populaire que trouvons d'ailleurs refuge pour la première fois dans une "guest house", au fond d'une impasse cimentée. Il fait vraiment trop chaud ! Plus de 50° en journée et jamais moins de 35° pendant la nuit. Malgré notre excellente isolation, la douche du fourgon est brûlante et l'après-midi, nous n'avons d'autre solution que de fuir la fournaise de l'habitacle et de chercher un endroit climatisé pour pour y tuer les heures les plus torrides. Après avoir squatté deux jours de suite le lobby de l'hôtel Asia, avec sa bière pression et sa connexion Wifi, nous prenons donc une chambre à la pension "Malika". C'est une petite maison traditionnelle, très "tunisienne", pour nous, avec une minuscule cour centrale entourée de quatre ou cinq pièces et d'une cuisine. La climatisation produit instantanément son effet et nous plongeons dans une sieste proche du coma.
Autour de la pension, une vraie vie ordinaire, avec ses activités quotidiennes, ses allées et venues, ses relations de voisinage, ses petits commerces, ses habitants qui sont contents de nous voir et ne demandent qu'à discuter, et ô merveille ! son point d'eau ombragé où nous pouvons garer et abreuver Tiresias.
On se croirait dans un village. Nous sommes pourtant à deux pas de Poi Kalan.
Entre la ville qui se visite et celle qui est habitée, existe une place merveilleuse : le Lyiab i Hauz. Il s'agit d'un grand bassin, bordé de mûriers centenaires et encadré sur trois côtés de monuments historiques : deux medersas et un khanaka (centre d'accueil et d'enseignement plus particulièrement réservé au soufisme)
Le bassin est une des dernières citernes à ciel ouvert de la ville, les autres ayant été comblées à l'époque soviétique pour des raisons d'insalubrité. Toute une série de légendes entourent la construction et les vertus curatives ou divinatoires de cette pièce d'eau. La plupart sont liées à la personne de l’émir Quli Khan, et à ses relations avec la population juive qui occupait les quartiers environnants. Il reste encore quelques membres de cette communauté mais, comme dans beaucoup d'autres pays d'Asie centrale, la plupart ont émigré.
Au mois de juillet, le Lyiab i Hauz est un paradis. Les Boukhariotes ne s'y trompent pas et viennent en nombre s'asseoir sur les marches dès le crépuscule.
Tout autour, se tiennent des échoppes et des cafés où l'on peut boire et manger. Pour la bière et les plats plus raffinés, il faut faire tout le tour et passer devant la statue de Nazreddin Hodja sur son âne. Les histoires drôles et souvent un peu absurdes attribuées à ce personnage populaire, tantôt roué, tantôt stupide, toujours un peu filou, courent depuis des siècles dans tout le monde musulman, de l’extrême orient au Maghreb où il est plus simplement appelé Jha.
(Voir en bas de page quelques exemples montrant le personnage sous ses différents aspects.)
En soirée, nous prenons vite nos habitudes en ce lieu. Il y fait enfin presque frais et on tend avidement son visage vers la petite brise qui passe entre les gouttes des jets d'eau.
Mais Boukhara est aussi et d'abord d'une incroyable richesse architecturale.
L'ensemble Poi Kalan, avec son minaret, sa mosquée et sa medersa. est sans aucun doute l'ensemble monumental le plus beau, le plus homogène, le plus harmonieux que nous ayons vu jusqu'ici, mais il y a tant de choses à découvrir !
Devant l'étendue des merveilles à visiter, nous avons choisi de prendre un guide. Sole, professeur de Français en retraite, a composé pour nous une sélection de sites à travers lesquels il nous a conduits, en deux matinées, alternant explications, descriptions et anecdotes. Sans lui, nous aurions bien sûr trouvé seuls la medersa d'Ulug Bek, le souverain ami des sciences et des arts, la mosquée enterrée, qui est la plus ancienne et sur le toit de laquelle on pouvait marcher il y a peu, ou encore les colonnes de Bolo Kaouz qui se mirent dans un bassin comme le palais des quarante colonnes à Ispahan, la mosquée Abdullah Khan, le mausolée Ismaïl Samani dans le parc Navoï, puis les quatre minarets symétriques de Chor Minor coiffés de leur dôme bleu clair.
Mais nous n'aurions jamais su déceler les détails particuliers, tel l'emplacement de la salle de prière dans une medersa par rapport à une mosquée, les survivances des croyances zoroastriennes dans la décoration de tel édifice, l'endroit précis où se tenaient jadis les bijoutiers, les tisserands, les "épiciers" et les changeurs, car, dans ce carrefour commercial, circulaient des monnaies du monde entier, de la Chine jusqu'aux lointaines contrées barbares d'Occident.
Et aurions-nous su dénicher le moderne disciple d'Avicenne qui remit habilement en place une prémolaire aux velléités fugitives ?
A Boukhara, nous nous sommes vraiment, pour la première fois, sentis plongés dans l'histoire de l'Asie centrale et de la route de la soie, telle qu'on peut la rêver en Europe, avec ses richesses architecturales, d'autant plus belles après une longue traversée dans la poussière du désert, ses couleurs, sa lumière, et son passé millénaire, qui transpire de chacune de ses pierres.
Mais ces murs sévères et ces hautes portes closes nous rappellent aussi toute la dureté et la cruauté des khanats orientaux.
L'admirable minaret Kalian, si haut, si beau, si fier que Genghis Khan daigna l'épargner, et si solide que les bombardements russes l'écornèrent à peine, compte douze ou quatorze bandes décoratives, selon la manière dont on veut bien les compter, mais il faut savoir que c'est du haut de cette tour que l'on précipitait les condamnés. Encore n'était-ce pas le pire des supplices. Que pouvait ressentir le voyageur pénétrant en ville entre les têtes coupées de ceux qui l'avaient précédé et avaient, pour une raison ou pour une autre, fâché le monarque ? Jusqu'à l'occupation russe, celui qui arrivait ici devait frissonner en pensant au sort récemment réservé aux envoyés britanniques de la reine Victoria, enfermés dans des oubliettes avec les rats et les cafards pendant des années avant d'être décapités en public sur le Registan. Le premier avait commis l'erreur impardonnable d'entrer à cheval dans la citadelle et le second l'imprudence de venir négocier la libération de son compatriote.
Pour nous, le seul risque aujourd'hui serait de ne pas pouvoir repartir faute de carburant mais nous ne sommes plus "des bleus" et commençons à "savoir y faire". Après une visite dans la cour intérieure d'un garage pour camionneurs, voici Tiresias bien abreuvé d'un "dizel" fraîchement pompé au réservoir d'un TIR, et prêt à faire vrombir de nouveau son moteur.
En route pour Samarcande.
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Histoires de Nazreddine Hodjha, dit Jha.
Astucieux :
Trois enfants reçoivent 17 ânes en héritage. L’aîné devait en obtenir la moitié, le cadet un tiers et le benjamin un neuvième. Le partage semblait impossible.
Jha arriva alors sur son âne, qu'il ajouta au cheptel. Il distribua 9 ânes au premier, 6 au second et 2 au dernier, pour un total de 17. Après quoi il récupéra le sien et repartit.
Pas dupe mais grand cœur :
Jha se marie. Un mois plus tard, sa femme met au monde un nouveau-né. Jha se rend alors au bazar et achète des vêtements et des jouets pour un enfant de neuf ans, ainsi que des livres et des cahiers d'écolier.
- Mais cela ne convient pas à un bébé ! lui dit sa femme.
- Mais si ! Étant donnée la rapidité de sa gestation, sa croissance devrait être rapide."
Filou :
Un jour au marché, Jha voit un oiseleur vendre des perroquets. En faisant parler ses volatiles, celui-ci gagne beaucoup d'argent. Le lendemain, Jha vient se placer à côté de lui avec une dinde.
"Mais ton oiseau ne parle pas ! lui dit son concurrent.
- Mieux que cela ! Il pense.", lui répond Jha.
Stupide :
Jha revient du marché les bras chargés de provisions et de friandises. Devant sa maison, des enfants se précipitent sur lui. Pour s'en débarrasser, Jha leur dit :
"Voyez-vous toutes ces friandises ? Elles ne m'ont rien coûté car je reviens du bazar où on les donne gratuitement aujourd'hui."
A ces mots, les enfants laissent leurs jeux et filent vers le marché.
Les voyant partir si vite, Jha se dit alors : "Et si c'était vrai ?".
Et aussitôt, il jette ses provisions par terre et court à son tour vers le bazar !
18 Samarcande
(Billet du 18/07/2015) :Si l'on m'avait prédit que je me trouverais un jour à prendre des photos devant le sarcophage d'un criminel de guerre, je ne l'aurais certainement pas cru.
C'est pourtant ce qui m'est arrivé, en juillet 2015, dans le mausolée de Timur Lang.
Tamerlan, c'est le plus féroce de tous les chiens de guerre. Aucune campagne militaire n'a jamais eu, dans l'histoire, de conséquences aussi catastrophiques que les conquêtes qu'il a menées, au XIVème siècle, des provinces chinoises au détroit du Bosphore et de Moscou à Delhi.
Des centaines de villes mises à sac, des milliers de monuments historiques rasés, des régions entières dévastées - parfois rendues incultes pour toujours - et des millions de morts.
Combien ? Si les estimations varient, certains historiens évaluent le nombre des victimes à environ 5% de la population mondiale de l'époque.
Mais Tamerlan, c'est aussi le bâtisseur de Samarcande dont il voulut faire la capitale du monde, après avoir détruit tout ce qui, de près ou de loin, aurait pu prétendre rivaliser avec elle.
L'Ouzbékistan est le seul pays où il ne soit pas honni. Mieux, depuis son accès à l'indépendance, cette ex RSS a fait du "diable boiteux" son héros national. Et si Samarcande n'a plus rang de capitale, c'est tout de même ici que le plus sanguinaire de tous les conquérants a son mausolée et sa place du trône, au carrefour des trois villes : la ville historique, la vieille ville et la ville russe.
Samarcande :
Nous voici donc à Samarcande, le joyau de l'architecture timuride.
Nous n'avons pas été déçus, c'est impossible.
Samarcande, la ville millénaire, le carrefour de l'Orient, la cité de légende(s), que l'on a vue avant de l'avoir vue et qu'on se promet de connaître un jour, la Maracanda dont la renommée était parvenue jusqu'aux aux oreilles d'Alexandre, la plus célébrée des cités d'Asie centrale, tour à tour perse, grecque, gréco-bactrienne, sogdienne, turque, mongole, chaybanide, russe, ouzbèke, un des phares de l'Islam, étape mythique sur la route de la soie, ne laissera jamais aucun visiteur indifférent.
Pourtant, nous n'avons pas été enthousiasmés.
Même pas charmés.
Même pas séduits.
Pas même touchés.
Certainement pas émus.
Nous avons seulement admiré.
Peut-être parce qu'auparavant, sur la "route", nous avions vu, connu, aimé, Ispahan, Khiva et Boukhara.
Peut-être aussi parce que, devant tant d'exceptionnelles beautés, la lassitude commence à se faire sentir.
Enfin et surtout parce qu'à Samarcande, le "World Heritage" est passé, chaussé, cette fois, de ses plus gros sabots.
Samarcande n'est même pas une ville musée, c'est désormais un musée dans une ville.
Tout le centre historique est emmuré, isolé du reste de la cité par de vilaines palissades de béton grossièrement et hâtivement peinturlurées. Cachez ces maisons disparates, ces gouttières bricolées, ces ruelles cahoteuses et ces odeurs d'eaux usées. Place nette à l'ancien, le vrai, le seul beau.
Arrivés tard le soir, nous avions posé Tirésias sur le vaste parking où les bus et minibus peuvent en journée déverser leurs cargaisons de voyageurs.
De ce poste d'observation, de nuit, hors saison et hors les murs, l'ensemble illuminé des coupoles et des minarets nous a tout d'abord semblé plus magnifique que tout ce que nous avions vu jusqu'ici.
Au matin, nous avons déchanté.
On n'accède plus librement à la place du Registan. Passe encore qu'il faille, tout en versant son obole, résister aux sollicitations supplémentaires du personnel qui profite de la situation pour essayer de soutirer encore quelque argent aux visiteurs : un tarif de parking exorbitant, un accès clandestin à une salle interdite, une entrée en dehors des heures autorisées ; c'est l'usage sur les sites Unesco (une nouveauté ici, cependant : la visite proposée d'un minaret au lever du soleil...)
Mais pourquoi cette entrée dérobée, sous des tentures d'un blanc sale, qui nous prive du meilleur point de vue, face à la medersa Ulu Beg ?
L'ensemble architectural du Registan :
Si l'on parvient à prendre un peu de recul (ou si l'on ressort de l'enceinte payante !..), on se trouve face au plus admiré, au plus célébré, au plus représenté, au plus photographié des ensembles architecturaux du monde musulman.
Les trois medersas qui nous font face ne sont pourtant pas si anciennes.
A gauche, celle d'Ulug Beg date du XVème siècle. Les étoiles qui ornent son fronton rappellent que ce khan, petit-fils de Tamerlan, fut un astronome réputé, dont les ouvrages furent étudiés jusqu'en occident.
A droite, la medersa Cher-Dor, du XVIIème, est ornée d'éléments figuratifs rares dans l'art islamique. On note de part et d'autre du portail central la représentation maladroite de deux félins, auxquels l'édifice doit son nom.
En face, la medersa Tilla Qari date à peu près de la même époque. On la dit "couverte d'or" pour la riche décoration de sa mosquée. Mais une salle moins dorée et tout aussi intéressante présente une exposition de photos datant d'avant les rénovations.
En regardant ces clichés en noir et blanc, on se rend compte que les grands voyageurs qui ont célébré Samarcande au XIXème et au début du XXème siècle ont découvert un Registan ruiniforme, avec ses coupoles éventrées, ses murs lézardés, ses pichtaqs ternis, ses faïences descellées, ses monuments émergeant à peine du capharnaüm qui les entourait.
J'aurais vouloir voir tout cela avec leurs yeux, quand la place était encore le cœur battant de la vieille ville, noyée dans le tohu-bohu de la vie quotidienne, avec son bazar bordélique, ses bousculades, ses invectives, ses marchandises déversées, ses déchets, et les trois medersas légèrement penchées sur la scène, en fond d'écran.
Aujourd'hui, nous contemplons un site historique admirablement restauré par les soins des architectes soviétiques, qui ont redonné aux façades tout leur éclat, et un "patrimoine" protégé, depuis la fin de l'URSS, par les Nations Unies.
C'est magnifique, mais c'est mort.
En ruine, c'était vivant.
Et puis, on a envie de se dire : "Mais où est passé Dieu, dans tout ça ?"
Même si (ou peut-être parce que) je ne suis pas croyant, je m'ennuie dans les lieux de culte désacralisés.
J'aime me déchausser pour entrer dans une mosquée et, quand je visite une église orthodoxe, j'aime voir les fidèles embrasser les icônes.
Dans "église" et dans "jemaa", il y a "réunion", "communion", et dans "enthousiasme", il y a "théos".
Plus rien de tout cela en ces lieux.
Plus rien non plus dans l'affreuse "rue de Tachkent", l'ancienne artère marchande de Samarcande, la route par laquelle arrivaient et sortaient les caravanes. Les restaurateurs en ont fait une rue piétonne sinistre, vidée de ses habitants, bordée de boutiques de souvenirs sans intérêt et, où d'ailleurs, les touristes ne se pressent pas. Un petit train électrique mène ceux qui ne veulent pas marcher jusqu'à la mosquée de Bibi Khanoun. C'est écolo, c'est nickel, c'est lisse, c'est mortellement ennuyeux.
La mosquée de Bibi est d'ailleurs aussi peu "enthousiasmante" que la rue qui y mène. Elle est énorme. On nous dit que son pichtaq de 40 mètres est le plus haut jamais construit. La belle affaire ! Et d'ailleurs, l'original n'a guère tenu le coup. Construit au XVème siècle, il s'est écroulé au XIXème et a été entièrement remonté par les Russes en 1970 (avec sans doute beaucoup d'armature métallique).
L'édifice peut toutefois intéresser le visiteur par les légendes qui l'entourent. La belle épouse chinoise de Tamerlan voulait sa mosquée personnelle, mais les plans de l'architecte ne se limitaient pas à la construction de l'édifice, et il obtint de la commanditaire plus que le marché initial.
Un vrai conte des Mille et nuits.
Inutile de s'attarder sur la colère du conquérant de retour de campagne...
La rue de Tachkent s'arrête un peu plus loin, au bazar Siob. C'est tout ce qui reste de la Samarcande commerçante. L'ambiance y est agréable et l'animation semblable à celle que l'on peut trouver sur la plupart des marchés d'Asie centrale. Les touristes y viennent depuis la rue piétonne mais les vrais clients et les marchands y accèdent plutôt par l'autre côté, depuis le parking jouxtant la route à grande circulation qui achève de couper la ville historique du reste du monde.
Car la rue de Tachkent ne mène plus à Tachkent. Et les piétons n'iront pas plus loin que cette quatre-voies qui la sépare de la colline d'Afraziab, pourtant toute proche.
Aucun franchissement n'est prévu à cet endroit. Si l'on veut aller visiter les sites situés au delà, il faut prendre un taxi ou longer la voie rapide pour trouver un endroit traversable.
Cela vaut pourtant la peine de marcher un peu.
Chah-I-Zinde :
La spiritualité, nous l'avons trouvée de l'autre côté, dans l'allée des tombeaux de Chah-I-Zinde. Il s'agit d'un ensemble de mausolées qui s'alignent le long d'une montée pavée. Chacun d'eux est à lui seul une splendeur mais c'est la vue générale qui est exceptionnelle.
On peut entrer tour à tour dans chaque édifice et reprendre son parcours, jusqu'au tombeau d'Ibbn Abbas, supposé cousin de Mohamed, auprès duquel les puissants souhaitèrent se faire enterrer et/ou inhumer leurs proches.
Si l'intérieur de certains de ces mausolées est à chaque fois une merveille, il ne faut pas hésiter à monter et descendre plusieurs fois l'unique rue de la nécropole pour contempler, sur les façades, ce qui passe pour le plus extraordinaire ensemble de faïences de architecture islamique. Le passage est assez étroit, avec de temps à autre des raidillons et quelques volées de marches, et on peut varier les points de vue : de haut en bas, de bas en haut, ou depuis une terrasse.
Les gens que l'on trouve en ces lieux sont différents de ceux qui se rendent au Registan. Ils semblent venir ici en promenade plutôt qu'en visite, et, parmi eux, des croyants viennent comme en pélerinage.
L'ambiance n'est pas vraiment au recueillement ; elle reste bon enfant, mais elle n'est pas non plus à la simple escapade touristique.
C'est aussi ce qui nous a plu, après la sécheresse culturelle du Registan et de l'ensemble intra muros.
Autres sites de Samarcande :
La "ville russe" :
De l'autre côté de la place Timur Lang, se trouve une autre ville. construite par les Russes. Elle ne se visite pas mais est très agréable à vivre.
La grande rue Navoi traverse un vaste parc et les rues ombragées qui quadrillent ce quartier sont propices au parking en journée. Quelque bars à bière apportent un agrément supplémentaire à l'ensemble.
L’observatoire d'Ulug Beg :
Ulug Beg était petit fils de Tamerlan. Peu porté sur la conquête, ce souverain fut avant tout homme de science. Soucieux d'éducation, il fit construire davantage de medersas que de mosquées. Astronome et astrologue, il s'interessa principalement à l'étude de la position des étoiles et ses ouvrages, traduits en latin, firent autorité quelque temps jusqu'en occident.
Ce qu'on visite à Samarcande, ce sont les vestiges du grand observatoire qu'il avait fait bâtir. Les Soviétiques ont mis à jour au début du XXème siècle une partie de l'astrolabe de 30 mètres de haut qui tenait à l'intérieur d'un bâtiment de trois étages.
C'est intéressant mais un peu frustrant car il ne reste rien d'autre qu'un rail souterrain en arc de cercle qui devait être un morceau du limbe. Tout le reste a été détruit.
Le petit musée associé à l’observatoire ne nous aidera pas à reconstituer le plan de l'édifice. Sans grand intérêt, il ne fournit aucune explication sur le fonctionnement du dispositif, ni aucune précision sur les travaux d'Ulug Beg.
C'est d'autant plus dommage que le gouvernement ouzbek a visiblement décidé de donner à ce lieu une importance historique et de faire du souverain astronome une figure marquante de la "science d’Ouzbékistan". C'est évidemment mieux que de célébrer Tamerlan, mais il ne suffit pas de nous dire qu'un des cratères de la lune porte le nom de ce savant, car c'est aussi le cas de plus d'un millier d'astronomes, sélénographes et sélénautes... Alors, rédacteurs du ministère de la culture d’Ouzbékistan, à vos claviers !
La citadelle d'Afraziab :
Avant Samarcande, il y avait Maracanda.
Inutile d'y chercher le souvenir d'Alexandre et de Roxane ; le site, situé sur la colline aujourd'hui nommée Afrasiab, est complètement à l'abandon et c'est pitié d'arpenter ces hectares mal entretenus, en slalomant entre les excavations à demi-écroulées, sans aucun point de repère possible.
Le musée mérite cependant une visite. Il abrite les restes d'un palais daté du VIIème siècle et révèle l'éclat d'une civilisation dont on soupçonnait à peine l'existence, jusqu'à la découverte d'une fresque qui montre le rayonnement de la Sogdiane avant les destructions de la conquête arabe.
Sur les trois côtés de la pièce mise à jour, on voit le roi Varkhouman en grande cérémonie et, sur le mur Nord, recevant les hommages de divers ambassadeurs. Ce qui est passionnant, outre la remarquable conservation des peintures, c'est de voir à quel point la renommée de la Sogdiane s'étendait alors loin à l'est. On reconnaît nettement les émissaires chinois de la dynastie Tang et les textes qui accompagnent leurs présents sont bien lisibles. Plus étonnante, la présence de dignitaires venus de la lointaine Corée, avec leurs curieuses coiffures à aigrettes.
Quel sens faut-il donner à ces ambassades ? Cela signifie-t-il que le roi de Sogdiane traitait alors d'égal à égal avec l'empereur de Chine et commerçait avec la lointaine Corée ? Etait-il un allié, un rival potentiel à ménager, ou un vassal, comme le disent certaines archives chinoises ?
Toujours est-il que le royaume était manifestement tourné vers l'extrême orient.
Beaucoup moins importants, en effet, sont les hommages venus de l'Ouest. On note surtout la présence de gardes turcs. Il s'agit probablement de mercenaires en provenance des régions voisines du Nord. Ce sont d'ailleurs ces peuples nomades qui, après les invasions arabes du VIIIème siècle, prendront le contrôle du pays.
Les fresques d'Afrasiab auront été pour moi une révélation. Oserai-je dire que c'est ce que j'ai vu de plus intéressant à Samarcande ? Non, certes. Mais c'était le plus inattendu.
Quant au centre historique, il est, bien endendu, extraordinaire mais :
A trop vouloir nettoyer, on stérilise.
A trop vouloir conserver, on fossilise.
A trop vouloir protéger, on crée un ghetto culturel.
Qui est responsable ? Les autorités locales ? L'Unesco qui a encouragé ou laissé faire ?
Peu importe.
On repart de Samarcande avec l'idée que ce qui a été fait ici pour la préservation du patrimoine est l'exemple même de ce qu'il ne faut pas faire.
19 Tachkent
(Billet du 25/07/2015) :De peu d'importance dans l'histoire, en comparaison de Samarcande ou Boukhara, Tachkent, capitale depuis 1930 en lieu et place de Samarcande, est aujourd'hui une métropole de 2,5 millions d'habitants.
L'immigration russe y a été très forte à l'époque tsariste et soviétique et Tachkent reste marquée par une forte division entre la vieille ville autochtone et la ville nouvelle russe. La première est traditionnelle et poussiéreuse et la deuxième verdoyante, ombragée et bien goudronnée. Entre les deux, un vaste espace est occupé par des parcs et des bâtiments publics et administratifs qui s'étirent le long de belles avenues ou autour de larges places.
Après les semaines de chaleur que nous venions de vivre, et mises à part quelques courses dans les bazars Chorsu et Malika, nous n'avons eu d'yeux et de goût que pour la zone verte.
L'ambassade de France et l'Alliance Française (ex Institut Français) :
Quand on arrive dans une capitale étrangère, surtout dans un pays lointain, il est toujours utile de se présenter à l'ambassade de France, et souvent intéressant de faire une visite à ses représentations culturelles (Institut Français, lycée français, Alliance Française, voire librairie française).
Selon le site officiel www.diplomatie.gouv.fr, il est d'ailleurs recommandé de s'enregistrer à la section consulaire de Tachkent et de s'y faire délivrer une "attestation de protection" propre à "pallier les inconvénients liés aux contrôles en ville et sur les grands axes routiers".
C'est ce que nous avons fait. Nous avons été particulièrement bien reçus par l'Assistante du Consul et invités pour les festivités du 14 juillet.
Si seulement toutes les démarches administratives permettaient de joindre ainsi l'utile à l'agréable !
Tout aussi instructive fut notre visite à l'"Alliance Française", qui pour des raisons diverses, succède à l'"Institut Français". Mme Mrachkovskaia nous a consacré beaucoup de son temps et nous avons pu nous entretenir avec certains professeurs. Avec eux, nous avons assisté à une séance de "Loup garou" particulièrement animée entre des enfants aussi passionnés que motivés.
L'occasion de constater qu'à Tachkent, comme ailleurs, la francophonie et la francophilie demeurent présentes et qu'on s'efforce d'y maintenir la culture et la langue françaises, dans des conditions parfois difficiles.
Le musée des Beaux Arts :
Ce gros édifice cubique s'étend sur quatre niveaux mais seuls trois d'entre eux étaient ouverts lors de notre passage.
Le premier niveau, à caractère plutôt ethnographique, présente des productions de l'artisanat ouzbek et d'autres régions d'Asie centrale. Les deux étages supérieurs sont consacrés à la peinture.
La concurrence avec le musée de Nukus est évidemment difficile. Pourtant, la collection de Tachkent ne manque pas d'intérêt. Sont exposées de nombreuses œuvres de peintres russes du XIXème et XXème siècles, dont beaucoup de tableaux ayant pour sujet l'Asie centrale. Parmi ceux-ci, nous retrouvons quelques œuvres de Nicolaiev, dont une sieste champêtre plutôt érotique (Non, non, pas de photo. Allez au musée !)
En sortant, il faut absolument éviter la "brasserie" d'en face, où l'on sert la nourriture la plus chère, la plus chiche et la moins savoureuse d'Ouzbékistan. C'est le seul établissement des environs mais il vaut mieux faire patienter son estomac et manger plus loin dans un des bons restaurants de la ville (voir ci-dessous la rubrique "Agréments de Tachkent")
Le musée National d'Histoire (à ne pas confondre avec le musée d'histoire timuride) :
Il est situé dans le quartier administratif et politique. En montant l'escalier, le visiteur est d’ailleurs accueilli par une profonde pensée du président Karimov gravée dans le marbre :
"The world is vast, there are many countries, but our Ouzbekistan is unique".
Les objets et œuvres présentés vont de la préhistoire à la période actuelle mais, lors de notre passage, la partie contemporaine était fermée pour réorganisation en vue d'une prochaine commémoration.
On peut s'attarder sur les pétroglyphes et les stèles funéraires du premier niveau mais le plus intéressant est l'étage consacré à la période post achéménide et pré islamique. On y voit un grand tableau représentant les victoires de Spitaménès contre Alexandre (rien en revanche sur la soumission finale des tribus d'Asie centrale dont il était le chef). On y trouve aussi une importante collection de monnaies de l'époque gréco-bactrienne, des sculptures d'inspiration bouddhiste et de très belles fresques en provenance de la région de Boukhara, dont la manière et le sujet sont très proches de ce que nous avons vu sur la colline d'Afrasiab, à Samarcande.
Le centre religieux de Khast Imam et le coran alternatif :
Dans la vieille ville, sur une vaste place récemment réaménagée, se trouvent une grande et moderne mosquée du Vendredi ainsi que trois mausolées. On se rend en ces lieux principalement pour visiter la "bibliothèque". Celle-ci ne contient en réalité que quelques ouvrages, mais quels ouvrages !
On y voit, paraît-il, le plus ancien coran du monde, qui daterait du VIIème siècle et aurait été ramené d'Irak par Tamerlan. Il s'agirait d'une des deux copies (d'où mon titre) du "codex d'Othman" dont celui-ci aurait commandé la rédaction dans les premières années de l'Hégire. Comme toujours, la datation de l'ouvrage est contestée par certains historiens et théologiens. Peu importe. Si ce n'est pas le coran le plus ancien, c'est assurément le plus volumineux et le plus lourd. A regarder ces gigantesques lettres calligraphiées, aussi grosses que le "Z" et le "U" de nos ophtalmologistes, et à soupeser mentalement chaque page et l'épaisse couverture en peau de daim, on sent bien le poids du religieux.
Les agréments de Tachkent :
En comparaison de Khiva, Boukhara ou Samarcande, Tachkent n'est pas une ville qui se visite mais le séjour peut y être agréable. Dans la ville "russe", nous avons aimé les grandes promenades et l'atmosphère détendue du parc Navoï, les larges avenues ombragées, les petits kiosques où se rafraichir le gosier.
Dans la vieille ville, le bazar informatique Malika et ses échopes toutes identiques, alignées comme le sont habituellement les boutiques de chaussures ou les étals de fruits et légumes dans un marché ordinaire d'Asie centrale. On peut y faire réparer son téléphone portable ou son ordinateur, acheter une clé USB ou un laptop. Tout ce que l'on trouve chez-nous à la FNAC ou dans la galerie marchande d'une grande surface est là, mais dans une ambiance de ... bazar.
Aucune rivière ne traverse Tachkent mais, entre la ville nouvelle et la ville ancienne, coule le canal Ankhor, pas très joli ni très large, mais propice à quelques activités aquatiques et moments de détente. Il ne faut pas manquer le restaurant Charchara, où l'on est servi aimablement et où l'on mange de délicieux plats traditionnels, rafraichi et aspergé par les embrun, au pied d'une chute d'eau.
On y resterait la journée entière.
20 La vallée de Fergana
(Billet du 03/08/2015) :A l'est de l'Ouzbékistan, se trouve la vallée de Fergana, qui déborde largement sur le sud-ouest du Kirghizstan et le nord du Tadjikistan. Presque entièrement entourée de hautes chaînes de montagnes, elle est parcourue par le Syr Daria, qui coule ensuite en direction de ce qui reste de la mer d'Aral, via le Kazakhstan.
Depuis Tachkent, à l'Ouest, on l'atteint en franchissant le col de Kamchik, où l'on trouve une relative fraîcheur. De l'autre côté, il fait plus chaud que jamais. Il faut alors imaginer les montagnes car la cuvette est très large et, dans cette cette immense plaine, une brume permanente limite la visibilité. Aux effets de la chaleur s'ajoutent sans doute ceux de la pollution et nous ne tardons pas à constater que cette partie de l'Ouzbékistan est très peuplée et fortement urbanisée. L'activité y est intense et la circulation automobile particulièrement pénible.
La Fergana est une région très particulière, que sa situation géographique a, tantôt servie, tantôt desservie. Prospère et connue comme un pays de cocagne à l'époque du royaume gréco-bactrien, foyer du zoroastrisme puis du bouddhisme, totalement islamisée après les conquêtes arabes et turques, elle a toujours cultivé ses particularismes, malgré ou à cause des vicissitudes de l'histoire qui l'ont successivement partagée entre satrapies, royaumes, khanats...et républiques soviétiques.
Ces dernières entités, savamment découpées pour les rendre individuellement non viables, constituent aujourd’hui trois états indépendants : Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan. Les conflits de territoires sont donc nombreux, et les tensions entre communautés ouzbèke, kirghize et tadjike, qui cohabitent de part et d'autre des frontières, débouchent parfois sur des émeutes sanglantes, voire des massacres, comme le pogrom anti ouzbèke d'Och (Kirghizstan) en 2010.
Pour compliquer encore la situation, les différentes enclaves réparties à l'intérieur des trois états sont régulièrement l'occasion d'incidents frontaliers.
Les conflits entre la population et le pouvoir central sont également fréquents et ont conduit, côté ouzbek, à la répression féroce des manifestations de 2005.
La présence policière est donc très forte ici. Du col de Kamchik à Andijon nous avons dû nous enregistrer cinq fois fois à des postes de contrôle. Cela s'est toujours bien passé, mais c'est pesant. Garer le camion, sortir les passeports et le "car passeport", se présenter à un guichet et quelquefois y faire la queue, aider le préposé à transcrire sur son cahier d'écolier nos noms et prénoms, ainsi que l'immatriculation et le numéro de moteur de la carte grise, récupérer les papiers, regagner son véhicule, et repartir... jusqu'au prochain check-point 20 ou 30 kms plus loin.
Kokand
Nous n'avions pas l'intention de nous y arrêter mais nous y avons passé une excellente soirée. Tiresias garé devant ce que nous avons supposé être le théâtre ou une salle de concert et laissé à la vigilance de l'autoproclamé gardien des lieux, nous avons assisté à une fête très sympathique dans le parc qui entoure le palais du Khan. Concert nocturne en plein air, danses, spectacle de cirque avec funambules, trapèze, hercule de foire, clowns...
Nous réalisons alors que nous sommes à la veille de l'Aïd. C'est à peine si nous avions remarqué la période du ramadan, si peu respectée en Ouzbékistan. Depuis notre départ d'Iran, nous n'entendions plus l'appel à la prière ni ne voyions de fidèles aux abords des mosquées. Il semble que la rupture du jeûne soit tout de même considérée encore comme un jour de fête.
Kokand fut un temps capitale, et plusieurs monuments historiques en témoignent, dont le palais du Khan, immense quoique partiellement démoli par les Russes. Sa belle façade est mise en valeur par la vaste esplanade qui le sépare de l'artère principale.
Comme en Irań, nous sommes à nouveau l'objet de toutes les attentions.
En début de matinée, à la recherche d'un peu d'ombre, nous nous garons, sans nous en rendre compte, devant un dispensaire. Avant midi, la quasi-totalité du personnel d'entretien et des aides-soignant(e)s aura défilé pour visiter Tiresias. Les malades semblent toutefois ne pas avoir été autorisés à quitter leurs chambres.
Ailleurs, sur la route, nous nous arrêtons au bord d'un petit lac réservoir. Le camion qui nous suivait depuis quelque temps freine alors brusquement et s'arrête une dizaine de mètres devant nous. Un peu interloqués, nous voyons descendre le chauffeur. Il ouvre sa porte latérale, en sort deux melons qu'il vient nous offrir, et remonte dans son véhicule. A peine avons-nous eu le temps de le remercier.
Margilan :
Ceux qui s'intéressent à la mode ont certainement entendu parler de Margilan. La ville est un des centres les plus connus de l'industrie de la soie et plusieurs grands couturiers et designers s'approvisionnent ici.
Nous avons visité la fabrique Yodgorlik qui est à la fois la plus réputée et la plus traditionnelle. Par "traditionnelle", il faut entendre, non pas "ancienne" (l'usine date des années 1970), mais "ayant recours aux techniques traditionnelles". Le parcours guidé permet de découvrir toutes les étapes, du traitement initial des cocons au tissage et à la teinture des tissus. Tout se fait à la main et seules quelques centrifugeuses fonctionnent à l'électricité.
La démonstration du travail fait partie de l'image de l'usine, résolument orientée vers le haut de gamme et tournée vers l'exportation. Les motifs, inspirés de la culture locale (fleurs, fruits, plantes stylisées, couleurs vives, symboles de vie et de fertilité) sont réalisés par des "maîtres" et présentés comme uniques. Chaque ouvrier est ici un artiste, un artisan ou, du moins, un expert. Faut-il donc préciser que la visite se termine par un passage à la boutique ?
Nul n'est pris en traître car Yodgorlik signifie "cadeau souvenir".
Margilan est aussi connue dans toute la vallée pour son bazar du dimanche. Nous y sommes passés un jeudi. C'était déjà bien animé !
Andijon :
On ne visite pas Andijon. On s'y arrête pour une dernière nuit en Ouzbékistan avant le redouté passage de la frontière vers le Kirghizstan. Encore une fois, on consulte son visa, on compte ses devises, on vérifie la liste de ses médicaments, et on prie pour que la douane ne contrôle pas la série des enregistrements obligatoires qui est normalement à présenter en sortie...
La ville a pourtant une histoire, mais elle est si récente et si traumatisante que le sujet ne peut être abordé. C'est ici que le 13 mai 2005, la police et l'armée ont tiré sur la foule des manifestants. Le nombre des victimes reste, à ce jour, indéterminé (de 187 "terroristes islamistes" selon les autorités à "1500 personnes désarmées" selon l'opposition).
Aucun souvenir de tout cela n'est perceptible pour le visiteur de passage. L'atmosphère est, certes, un peu lourde, mais pas plus que dans n'importe quelle autre ville frontalière.
Passage de la frontière demain à la première heure. Rappel du record à battre : 4h30.
Rendez-vous au Kirghizstan.
21 Kirghizstan de K à N
(Billet du 17/09/2015) :Notre séjour au Kirghizstan ne ressemble pas aux parcours linéaires que nous avons effectués jusqu'ici, car, entre les démarches et tracasseries administratives pour les visas, les interventions mécaniques, et les envois de pièces pour Tirésias, nous avons passé beaucoup de temps en allers-retours entre la capitale et différentes régions.
C'est pourquoi, nous avons conçu le dossier kirghize comme un lexique plutôt que comme un journal de voyage chronologique. Chaque lettre représente, non pas une étape, mais une entrée, qui nous amènera et nous ramènera en des lieux ou des types de lieux, suivant des itinéraires parfois autres que touristiques, de mi-juillet à fin septembre 2015.
Ceux qui connaissent l'excellente collection de chez Plon s'y retrouveront peut-être.
Pour une fois, l'hypertexte sera actif et autorisera le va et vient entre les lettres du dictionnaire... qui ne sera pas toujours "amoureux" et essaiera, modestement, d'emprunter de temps à autre l'esprit moqueur de celui des"Idées reçues".
NB : Kirgizstan peut s'écrire avec ou sans z et, surtout, avec un, voire deux y, ce qui nous laisse une certaine latitude.
K ...
comme Kirghizstan, Kol (lacs Tulparkol, Issy Kol, Song kol), Koumis, Kefir...et Karaoké <
Y ...
comme Yourte
R ...
comme Rencontres
G ...
comme Rencontres
H ...
comme ... (à venir)
I ...
comme ... (à venir)
Z ...
comme ... (à venir)
S ...
comme ... (à venir)
T ...
comme ... (à venir)
A ...
comme ... (à venir)
N ...
comme ... (à venir)
Kirghizstan : Arrivée
Nous sommes entrés au Kirghizstan le 17 juillet en suivant la vallée de Fergana, par le poste frontière de...
(plus de 2h côté Ouzbek et une petite heure côté kirghize)
La route conduit directement à Osh, dont le nom se prononce exactement comme celui du chef lieu du département du Gers, que je connais assez bien.
C'est à peine si j'avais attaché quelque intérêt à cette homonymie mais voilà qu'un Kirghize me salue par le traditionnel "Atkuda ?", auquel je réponds par le non moins habituel "France".
Quelle n'est pas pas ma surprise, alors, de voir ce type fléchir le genou, se mettre en garde et, agitant une rapière imaginaire, me lancer, comme un défi :
" D'Artagnan ? "
Pourquoi ce type associe-t-il immédiatement la France à d'Artagnan, alors que d'habitude on gigote plutôt du pied en nous citant les noms de Zidane ou de Benzema ?
Devant mon étonnement, mon interlocuteur reprend alors sa gestuelle et développe sa pensée : "Osh ! Dartagnan ! Dimas ! Trois moustiquaires !"
Palsambleu ! Mais c'est bien sûr ! Osh = Auch. Mon interlocuteur a entendu parler de la patrie du quatrième mousquetaire !
Notre conversation s'arrêtera bien vite faute d'autres mots pour nous comprendre mais je fais passer le message : Si un édile auscitain tombe un jour sur ces quelques lignes, qu'il pense au jumelage possible ente les collines de Gascogne et la vallée de Fergana.
PS : Nous repassons à Osh le 3 septembre alors qu'un incendie d'origine criminelle vient de ravager la mosquée gersoise. La sororisation va peut-être devenir plus difficile...
Kol : les lacs khirghizes
Avides de fraîcheur après les semaines torrides passées en Ouzbékistan, nous ne nous attardons pas à Osh et nous filons tout de suite vers le sud, dans la montagne. Avant d'attaquer les premières rampes, nous goûtons d'abord les délices d'une route aussi lisse qu'un tapis de billard, bordée de beaux arbres et de stations services abondamment pourvues en gazole. Tirésias est aux anges.
Nous gagnons une vallée d' altitude, entre la chaîne de l'Alaï et le mythique plateau du Pamir. En venant de la Fergana, on franchit deux cols, dont l'un à plus de 3500 et l'on redescend à peine vers le village de Sary Tash, à 3200 mètres. C'est l'endroit idéal pour s'acclimater avant d'attaquer les cols du Tadjikistan et du Tibet, mais ce sera pour plus tard. Pour l'instant, nous voulons simplement nous poser et nous reposer, dans l'herbe, au frais.
Nous poser, cela semble facile. En prenant la route de la frontière, face aux sommets enneigés, nous trouvons rapidement un bivouac de rêve. Devant nous la barrière du Pamir, à moins de dix kilomètres à vol d'oiseau, toute en longueur et en hauteur nous domine encore de plus de 2000 à 3000 mètres. La chaîne pyrénéenne en bien plus grand, bien plus haut, bien plus sauvage... Des chevaux galopent librement dans la vallée comme dans un western de John Ford. Mais les Yaks sont là pour nous ramener en Asie. Pleine nature. Une rivière à l'apparence limpide dont on pourrait sans doute boire l'eau si les troupeaux n'étaient pas si nombreux... et deux camps de yourtes.
Du coup, pour nous reposer, ce fut plus difficile, car les Kirghizes semi nomades ne l'entendaient pas de cette oreille. Après vingt quatre heures de sollicitations, invitations et visites réciproques, aussi amicales qu'envahissantes, nous avons pris la décision de monter encore un peu plus haut, au lac Tulparkol.
(Voirlettre Y comme Yourte ... / Voir lettre T comme troupeaux)
Kol comme Tulparkol
La piste part de Sary Moghol. Elle est longue mais assez roulante et Tirésias l'avale sans broncher. Il faut franchir quelques petits gués faciles pour arriver dans un endroit isolé, au bord de notre premier lac kirghize : le Tulparkol.
Si le lac n'a en lui-même rien d'extraordinaire, le cadre est magnifiquement sauvage.
Nous y passerons deux nuits. Un petit camp de yourtes accueille des trekkers ; parmi eux des novices mais aussi quelques durs à cuire. Une expédition russe part demain à l'aube à la conquête d'un sommet parait il jamais encore gravi.
En marchant un peu sur les crêtes alentours, on domine le camp de base du pic Lénine, auquel on peut accède en voiture par une autre piste parallèle à celle que nous avons suivie. C'est de là que les alpinistes partent en direction de ce sommet, réputé relativement facile pour un 7000 mètres.
Las ! Pendant deux jours, Vladimir Oulianovitch fait la tête et son crâne reste obstinément dans les nuages.
Il ferait bien de de découvrir avant notre départ. Sinon, paraphrasant Alexandre tournant jadis le dos à l'Ararat embrumé, je lui lancerai à mon tour :
"Tant pis pour toi, pic Lénine, qui n'aura pas vu Tirésias ! "
Une fois par an, le lac Tulparkol accueille une des fêtes équestres du Kirghizstan. Comparée à celle de Bokonbaëvo, au lac Issy Kol, celle-ci est plus confidentielle, malgré les efforts méritoires des autorités pour la faire connaître et la rendre touristique. Nous ne tarderons pas à nous apercevoir qu'elle reste avant tout villageoise.
A partir de 10 heures, les spectateurs et les concurrents commencent à affluer, a pied, en voiture et, surtout, à cheval. Quelle allure ont tous ces cavaliers !
Peu avant midi, le festival débute par quelques préliminaires. Discours, chants et danses traditionnels, suivis d' une brève récitation épique psalmodiée par un Manashi.
(Voir Manas à la lettre H (Ceci est pas une erreur)
L'après-midi est consacrée aux jeux proprement dits. Des cordelettes de couleurs délimitent un vaste espace rectangulaire sur lesquels doivent se dérouler les différentes épreuves.
Les spectateurs sont rangés sur les deux longueurs. D'un côté, la piétaille, debout, accroupie ou assise à même le sol, de l'autre impeccablement alignés, les cavaliers, dont certains participeront aux concours.
Dans les épreuves qui se succèdent, les concurrents doivent montrer des qualités d'adresse, de vitesse, de force et d'endurance.
Il peut s'agir de ramasser une balle depuis son cheval lancé au galop, de tenter de désarçonner un adversaire à la force du poignet, ou de poursuivre une cavalière ayant quelques longueurs d'avance (on s'amuse aussi à inverser les rôles, sous les vivats de l'assistance...)
Mais le clou du festival est évidemment la partie d' oulak tartysh, version kirghize du célèbre bouskachi afghan. Deux équipes se disputent le corps d'une chèvre décapitée. Il ne semble pas y avoir d'autre règle que celle de déposer le cadavre dans le but adverse, constitué de deux pneus de camion empilés. Quelques bénévoles s'efforcent de faire reculer le public qui tend à empiéter sur le terrain, un arbitre nanti d'un porte voix place les deux équipes et donne le coup d'envoi. S'ensuit une mêlée plus que confuse, d'où s'extirpe bientôt un cavalier qui, cravachant d'une main et tenant le "ballon" de l'autre, lance sa monture au grand galop. Il est bientôt rattrapé, agrippé, à demi désarçonné. Nouveau regroupement, nouvel arrachage, nouvelle poursuite... Les chocs sont rudes, les contacts violents entre les hommes et entre les chevaux. On se demande ce qui se passerait si l'un des concurrents tombait au sol. Tout va très vite d'un camp à l'autre et la cavalcade sort parfois des limites du terrain, faisant subitement reculer les spectateurs jusqu'alors récalcitrants.
Nous n'avons pas tout compris, mais alors que le score semblait d'être de 2 à 1 pour les rouges, voila qu' une altercation banale entre deux cavaliers dégénère en bagarre générale. Une vraie baston à l'ancienne, comme dans les matchs de rugby de village. où se règlent des comptes personnels et où la rivalité sportive sert d'exutoire aux conflits entre familles et communautés.
Mais une "générale" à cheval, c'est autre chose ! Surtout quand la partie montée du public s'en mêle ! Et volià bientôt tous les cavaliers, joueurs et spectateurs partis au loin dans la nature ! L'arbitre a beau s’époumoner dans son frêle porte-voix, rien n'y fait.
La partie ne reprendra jamais.
La fête s'achève donc en queue de... cheval, et, en quelques minutes, les abords du lac sont de nouveau vides. Nous nous retrouvons seuls pour la nuit avec Tirésias et les amis qui nous accompagnent.
(Voir lettre R comme Rencontres )
Est-ce pour nous consoler que, le lendemain, le pic Lénine se découvre enfin ?
Tant pis pour la répartie que j'avais préparée et tant mieux pour le spectacle. Chapeau, Vladimir !
Le lac Issy Kol :
Tout au nord du Kirghizstan, près de la frontière du Kazakhstan, à 1600 mètres d'altitude seulement, se trouve un très grand lac, de plus de 150 kms de long sur une cinquantaine de large, qui ne gèle jamais l'hiver, en raison de la présence de sources chaudes auxquelles il doit son nom ("lac chaud")
La chaleur en question est toute relative mais, pour un lac de montagne, il est vrai que la température de l'eau est très clémente. En été, c'est un lieu de villégiature très prisé des habitants de Bishkek, qui n'est distante que d'une centaine de Kilomètres, ou même d'Almaty, l'ancienne capitale du Kazakhstan, à peine plus éloignée. La séparation entre les deux anciennes républiques soviétiques oblige maintenant ces derniers à passer une frontière mais ils continuent de se rendre nombreux sur les plages de la côte nord, où règne une ambiance assez proche de celle des stations touristiques de Méditerranée ou de l'Atlantique.
La côte sud est beaucoup plus sauvage et on y trouve des grèves non aménagées et quasi désertes. C'est évidemment plus attirant pour les voyageurs, qui, comme nous, fuient l'affluence des stations balnéaires, leurs discothèques bruyantes, et leurs parasols-transats payants. Nous en gardons cependant un sentiment assez mitigé, tant le sentiment de déshérence et d'abandon nous a semblé important à cet endroit.
Les villages qui bordent le lac sont très pauvres et la population, déshéritée, semble, ici aussi, s'en remettre à la vodka pour mieux supporter son quotidien. Partout des ivrognes à la démarche incertaine, des voitures folles, et même des comportements agressifs, comme celui de ce trio menaçant qui a tenté de nous extorquer "ouane dollar" pour notre bivouac. (voir lettre I)
En avançant vers l'ouest, on se dirige vers les mythiques "Monts célestes" (Tian Shan), dont les plus hauts sommets culminent à plus de 7000 mètres. C'est le plus beau terrain de randonnée d'Asie centrale, le paradis des trekkers, où l'on peut effectuer, selon ses goûts et son niveau, des excursions faciles à la journée, des expéditions de plusieurs jours à pied ou à cheval, de l' escalade, des séjours en réserve...
De profondes vallées partent du lac vers le sud et vers l'est et on n'a que l'embarras du choix.
Malheureusement, il est pratiquement impossible d'y trouver un endroit pour pique-niquer ou bivouaquer sans découvrir, à un moment ou à un autre, couchée dans l'herbe tendre, appuyée contre une pierre, ou fichée dans un trou de marmotte, la sempiternelle bouteille de vodka, généralement accompagnée d'un paquet de cigarettes froissé.
Alcoolisme, pauvreté, enfermement. Si l'on ajoute à ces maux la consanguinité due à l'isolement des vallées, cela nous conduit à brosser un tableau plutôt sombre de cette région sud que la plupart des touristes trouvent pourtant plus authentique que l'autre rive.
Question de point de vue, à tous les sens du terme...
Tout au bout du lac, Karakol est le camp de base de tous les randonneurs en été, et une sation de ski importante en hiver. La ville a servi de centre de repos pour les troupes frontalières massées à la frontière chinoise, à l'époque soviétique. De cet âge d'or russe, il ne reste pas grand chose : de jolies petites isbas colorées, mais souvent décrépites, une statue de Prevalski, explorateur originaire de Smolensk qui donna jadis son nom à la ville ainsi qu' à une race de cheval qu'il découvrit sur les hauteurs du Tian Shan, et, surtout une magnifique cathédrale orthodoxe en bois peint.
N'oublions pas la jolie petite mosquée à l'allure déjà très chinoise, mais à part cela, la ville est assez triste et on ne prend guère de plaisir à arpenter le quadrilatère de ses rues poussiéreuses et mal entretenues.
Le lac Song Kol
A 3000 mètres d'altitude, Song Kol se mérite. Pour l'atteindre, il faut franchir un col à 3500 mètres, par une longue piste caillouteuse et tortueuse. Mais une fois de l'autre côté, quel émerveillement !
Situé sur un très vaste plateau, entouré et dominé par une ceinture de sommets crénelés et encore partiellement enneigés, bordé de vastes prairies où paturent, heureux, des milliers de chevaux, vaches et moutons, ce lac, d'un bleu intense, est immense et inviterait presque à la baignade, si ses eaux n'étaient aussi froides. On peut en faire le tour à cheval, ou même en voiture si l'on ne craint pas de risquer la santé de son véhicule sur les cailloux et les franchissements de gués mais on peut aussi se contenter de grandes balades dans les vallées environnantes. C'est un endroit où rester.
Ici, les yourtes sont destinées aux touristes, exceptés les campements les plus reculés au fond des vallées, mais c' est loin d'être gênant et ce n'est surtout pas obligatoire. On peut, comme nous l'avons fait, s'installer tout au bord de l'eau. Il faut cependant s'écarter un peu de la zone déclarée réserve naturelle et faire attention aux forts coups de vent qui font parfois lever une houle impressionnante.
Nous sommes montés au Song Kol par le nord depuis Koshkor et en sommes redescendus par le sud en direction de Naryn. Très pentue et parfois vertigineuse, cette seconde piste, aux très nombreuses épingles à cheveux offre des vues magnifiques sur les vallées en contrebas.
K comme Koumis :
Le Koumis est une boisson. à base de lait de jument fermenté. Buvable ou imbuvable ? c'est affaire de goût, et de tempérament. Délice pour quelques connaisseurs ou adeptes des extrèmes gustatifs, acceptation curieuse et polie pour la plupart des initiés, inappétence pour beaucoup, pouvant devenir terreur pour certain(e)s !
En effet, on ne peut entrer dans une yourte sans être invité à boire un verre ou un bol de ce curieux breuvage. Comme il est difficile de refuser, gare à ne pas en recracher la première gorgée à la manière du capitaine Haddock dans "Tintin et les Picaros" !
La fabrication est assez simple. Le produit de la traite des juments est conservé un temps dans des outres en peau... de cheval, et ce n'est qu'après quelques semaines de fermentation qu' on peut le consommer. Quoique peu alcoolisé, le Koumis a un goût très fort qui ne ressemble à rien d'autre. Il faut en avoir bu au moins une fois mais il faut bien reconnaître que ce n'est pas un nectar et il faudrait vraiment être en manque pour se soûler au koumis !
Pendant la période touristique, il n'est pas rare de voir des gosses en proposer au bord des routes dans des bouteilles de bière ou d'eau minérales récupérées.
Sommaire du dictionnaire ...
22 Yourte
(Billet du 25 mai 2016) :Quand on entend le mot, on l'associe généralement à la Mongolie. Pourtant, liée au nomadisme, à la vie pastorale et à la steppe, la yourte est également l'habitat traditionnel de l'Asie centrale. Nous en avions aperçu quelques unes au Turkménistan et en Ouzbékistan, mais au Kirghizstan, où les villes sont moins nombreuses et, surtout, plus récentes, ces petits tas de toile d'un blanc-gris font partie intégrante du paysage. Touristique ou authentique, permanente ou provisoire, qu'elle soit traditionnelle ou modernisée, parfois même électrifiée, voire connectée, elle a toujours peu près la même forme, la même structure, la même couleur et à peu près la même taille.
Si les Kirghizes sont sédentarisés depuis l'époque soviétique, ils ont cependant conservé une forme de semi-nomadisme. Du mois de mai au mois de septembre, ils quittent leurs villages et conduisent leurs troupeaux en altitude. La différence avec la transhumance que l'on connaît en Europe, dans les Alpes ou dans les Pyrénées tient à l'aspect encore traditionnel, sinon tribal, de ce déplacement. Femmes, hommes, enfants en âge scolaire, nourrissons dans leurs langes, c'est toute la famille qui se déplace pour passer plusieurs mois sous la toile, en pleine nature.
Venir s'installer à proximité d'un groupe de yourtes, à condition qu'il s'agisse bien d'un campement nomade et non d'un camp touristique du CBT, n'est pas de tout repos. Un jour, sur la route de Murgab, en pleine vallée de l'Alaï, nous croisons le Mercedes sprinter de Lisa et Alex, sympathique couple allemand que nous avions déjà rencontrés en Iran !
(voir rubrique "Rencontres".)
Nous décidons de bivouaquer ensemble, à quelque centaines de mètres d'un camp de yourtes.
Nous ne sommes pas plutôt installés qu'une nuée de gosses jaillit du campement et se précipite joyeusement vers nous, en piaillant comme des Indiens lancés à l'assaut. Ils sont des dizaines ! Que faire ? Mettre les chariots en cercle comme dans .... ? Impossible ! nous ne sommes que deux fourgons !
De toutes façons, il est trop tard. En quelques minutes, nous voilà assaillis, envahis. On se bouscule pour monter dans le camion. Jamais je n'aurais pensé que Tirésias pouvait accueillir tant de monde.
L'ambiance est survoltée. Les plus grand(e)s veulent tout savoir. D'où nous venons, où nous allons, comment nous nous appelons.
Les plus petits, tout barbouillés de chocolat, arborent des peintures de guerre du meilleur effet. Leur regard désarmant nous ôte toute envie de défendre ce qui nous reste de territoire. Du coup, même l'âne arrive à passer la tête par la porte.
Mais voici que les squaws sortent à leur tour de leur tipi. Elles, veulent tout voir (le lit, le cabinet de toilette les rangements) et s'extasient sur tout. Tirésias se rengorge. Enfin, comme dans ... les meilleurs westerns, à l'issue d'un suspense insoutenable, la cavalerie arrive à brides abattues. Mais ce n'est certes pas pour nous libérer. Ces cavaliers surgis hors de la steppe sont les grands frères, les parents, les cousins.
A notre tour maintenant de goûter à l'hospitalité kirghize.
En fait de toile, la yourte est une maison démontable plutôt qu'une vraie tente. On y entre par une porte, unique, mais assez haute et pourvue de deux battants de bois qui peuvent se fermer complètement, et même à clé. La première impression une fois passé le seuil est celle d'un espace étonnamment vaste et bien organisé. A droite de l'entrée, se trouve le coin cuisine, avec le poële, les fourneaux, les ustensiles et la vaisselle. Le toit est percé d'une ouverture pour laisser sortir la fumée. On peut l'obturer en cas de mauvais temps. Face à la porte, dans la partie "salon", le visiteur est invité à s'asseoir sur des tapis et des coussins pour y boire le koumis et y déguster un plov ou un lagman. La viande n'est pas rare chez les nomades, et le bouillon comporte davantage de gras que de légumes. Outre les moutons, des chèvres et des yaks, les Kirghizes possèdent d'innombrables chevaux, qui vont à l'abattoir comme les autres et que l'on consomme sans tabou.
Face à la cuisine, à gauche en entrant , c'est la partie nurserie, avec femmes, bébés et berceaux.
Les landaus sont en bois.
A l'intérieur, le bébé est langé très serré. Seuls dépassent le visage et les mains. Il lui est impossible de gigoter. On ne le sort pratiquement jamais de son petit sarcophage de bois. Pour le bercer, on fait osciller le berceau. Pour donner le sein, la mère soulève la partie supérieure du lit jusqu à hauteur de sa poitrine. Pas question non plus de débarrasser les momies de leurs bandelettes pour les faire uriner ou déféquer. Ce serait trop long et fastidieux.
Pour que l'enfant reste propre, les Kirghizes ont mis au point un dispositif très ingénieux.
Il fait nuit. Un grand silence tombe sur Tirésias. Nous allons pouvoir nous coucher, maintenant que chacun est rentré chez soi.
Enfin presque. Tapie dans l'ombre, un petit bout de chou semble avoir été oublié. Elle ne doit pas avoir plus de deux ans, elle ne parle pas encore -et surtout pas russe ou anglais- mais elle a parfaitement analysé la situation et ses mimiques sont explicites. Non, elle ne veut pas partir ! Elle veut dormir ici. Il faudra toute la force de persuasion de Lucile pour l'extirper du siège dans lequel elle s'est acagnardée pour la ramener à ses parents, moyennement ravis, paraît-il.
Peut-être avons nous commis un impair...
23 Rencontres
(Billet du 31/05/2015) :Rencontres et Réparations
Face à la haute barrière montagneuse du Pamir, à Sari Tash, nous avons passé plusieurs jours à attendre tout près de la route qui mène au Tadjikistan, entre troupeaux et yourtes, que les nuages se dispersent. Les sommets ne se sont découverts que très tardivement et ce fut sidérant.
Mais pendant ce temps là, un autre spectacle nous a bien réjouis. Celui de l'arrivée très aléatoire mais quotidienne de voyageurs en fourgon ou 4x4, à moto et surtout à vélo, littéralement expulsés de la montagne et dont les silhouettes se détachaient d'un coup pendant qu'ils roulaient tranquillement vers nous sur la route plate et exhaussée qui mène au Kirghizstan. Comme étonnés d'être là. Un bonjour de la main en passant ou bien un arrêt long ou court pour partager avec nous leur émerveillement et la fierté d'avoir bouclé la mythique Pamir Highway. Nous nous sommes dit alors que nous irions, nous aussi !
Certains d'entre eux sont devenus compagnons de voyage et amis. Par ordre d'apparition à l'image :
Alexia et Daniel, deux amis cyclistes partis de Belgique depuis plusieurs mois.
D'une énergie communicative. Alexia apprend les langues en voyageant : admiration ! Nous sommes allés ensemble au pied du Pic Lénine assister à une grande fête du cheval.(voir lettre K comme Kol)
Quand nous les avons quittés ils hésitaient toujours sur le chemin à prendre pour le retour.
Lire leur voyage sur leur blog : alexdan2014.wordpress.com
Avec eux à Sari Tash : Seb et Flo (sebaflovelo. wordpress.com)
Lisa et Alex dans leur Mercedes rouge.
Nous nous sommes reconnus de loin et sauté dans les bras. Nous avions déjà bivouaqué ensemble à Garmeth en Iran. Le plaisir des retrouvailles impromptues !
Nous avons passé là deux jours mémorables avec des éleveurs kirghizes (voir lettre Y comme yourte)
Ils devaient rentrer en Allemagne par le Kazakhstan et l'Azerbaidjan.
Leur blog de voyage : colognetocentralasia.wordpress.com
Christel et Maxime sur leur drôle de machine : Un vélo pour Maxime sur lequel s'arrime à l'avant un fauteuil à pédale pour Christel qui roule aux trois quarts allongée. Nous les reverrons plusieurs fois sur la route de Bishkek. Un plaisir de rencontre !
Nous leur devons beaucoup : repartis en avion, ils ont embarqué nos passeports pour nous permettre d'obtenir à Paris un visa chinois que l'ambassade de Chine à Bishkek nous refusait.
Gerard et Betty , incroyables baroudeurs néerlandais en Toyota 4x4. Arrivés d'Australie en remontant l'Indonésie de bout en bout puis la Chine et le Kirghizstan, ils ont bivouaqué avec nous avant de prendre le lendemain la route du Pamir. A 55 ans, ils ont tout vendu pour parcourir le monde et cela fait 12 ans qu'ils voyagent ! Ils sont de bon conseil et adorent parler français. On ne les perdra pas de vue !
Leur site : www.exploringtheworld.nl
Robin. Ce motard australien chaleureux qui a fait halte un moment avale les kilomètres avec sa Suzuki et aime les grands espaces du Pamir. Il ne savait pas encore quand on l'a rencontré s'il rentrait chez lui au Japon ou s'il continuait vers l'Europe. Mais il se verrait bien plus tard faire le tour du monde avec sa femme en camion aménagé.
A suivre sur sa page Facebook : Following the front wheel
Il y eut bien d'autres rencontres depuis pour faire du chemin ensemble , dont celles de :
Ania et Boris, de Lyon. Elle est russe. Lui, son prénom, il le doit à B.Vian. Ce sont des marcheurs. Nous les avons pris en stop sur la piste du lac Tulparkol (ils étaient bien chargés). Nous avons bivouaqué avec eux près des yourtes du CBT. Ils se sont promis de repartir dès qu'ils le pourraient en Amérique du Sud. Le virus du voyage ... Peut-être, qui sait, nous reverrons-nous là-bas ?
Germain et Mireille. Mes cousins !
Incroyable. Je venais juste d'apprendre qu'ils étaient au Kirghizstan pour escalader le Pic Lénine quand nous les rencontrons à Osh, extrêmement déçus. Après 10 jours d'attente du camp de base au camp 3, à cause de conditions météo très mauvaises et aussi, disons-le, par manque de confiance dans leur chef d'équipée, la mort dans l'âme, ils venaient de renoncer à monter, leur rêve. Je ne suis pas certaine que shachliks et (bouteille de) Martini aient suffi à leur mettre durablement du baume au coeur mais ces retrouvailles inattendues nous ont fait très plaisir. Il paraît que, dans l'année, les trois quarts des grimpeurs n'atteignent pas le sommet du Pic Lénine. Germain et Mireille, donnez-vous une seconde chance!
Et encore Céline et Anthony. Irremplaçables !
Nous savions que nous allions les rencontrer puisque nous devions traverser la Chine ensemble et nous connaissions leur website avant de les connaître. Mais rien ne vaut la rencontre ! Ils ont un projet très particulier d'écovolontariat "A la recherche des espèces menacées" et se sont donnés 5 ans pour faire le tour du monde. Ils sont restés plus de 10 mois dans les réserves naturelles et les parcs du Kirghizstan, apportant leur aide bénévole aux rangers en produisant des vidéos promotionnelles, en organisant des équipées pour les membres de leur association Around the Rock, et faisant de la pédagogie dans les écoles. Outre leur très joli Toyota customisé, ils ont pour eux d'avoir beaucoup d'énergie et de curiosité ... et de l'humour ! Ils nous ont servi de guides à notre arrivée à Bischkek et mis en relation avec leurs amis. En or !
Leur site : www.around_the_rock.com
Des baroudeurs encore : Didier et Isabelle Robin . Ils semblent bien connus des grands voyageurs et des forums. Ils adorent les pistes. Toujours ouverts, joyeux rigolards et de bon conseil. Ils donnent la pêche ! Tiens ; ils n'ont pas de FB ni de website ; mais ils en connaissent un bon bout, du monde !
Tout cet été, que de cyclistes français nous avons croisés au Kirghizstan autour des lacs Song Kol ou Issy Kol qui se sont arrêtés à la vue de nos plaques !
Toute la famille Léon à vélo venue des Alpes :
ou Béatrice de Figeac et ses amis . Juste une halte pour dire leur plaisir d'être là à pédaler dans ces hauts paysages de montagne et nous envier (ont-ils ajouté).
Romain et Lili, les Lillois. Nous les avons pris en stop à Naryn devant le CBT et amenés au caravansérail de Tash Rabat . Ils nous ont offert des dessins de Tiresias et nous ; lui, le premier CD de son groupe de musique les Trois Coups. On pense en l'écoutant aux Enfants Terribles qu'il ne connaissait pas. Cool.
Yves et Laura, nos « petits Suisses » en Mercedes vert, lui alémanique, elle de la Suisse italienne ; ils nous ont toujours parlé en français, merci à eux ! Ils ont déboulé pendant qu'on bivouaquait au bord du lac Song Kol et ce fut un grand plaisir de rester avec eux. Leur rêve de voyage : aller en Inde par le nord du Pakistan. D'abord bien engagé, le projet était suspendu à de nouvelles autorisations. Dans l'attente, nous avions donc décidé de faire ensemble la fameuse Pamir Highway. La veille du jour dit, une voiture leur a grillé la priorité à Osh et a éventré le flanc gauche du fourgon (sans faire de blessés). Nous sommes partis seuls sur la Pamir Highway. Le lendemain soir, nous étions de retour, nous aussi, dans un garage d'Osh. Le Mercedes fut assez facile à réparer (il y en a tellement au Tadjikistan!); pour le Fiat Ducato ce fut un peu plus long.
Aux dernières nouvelles, Yves et Laura sont bien sur la Pamir Highway. Ils ne pourraient plus aller en Inde par le Pakistan et chercheraient à traverser la Chine. Alors, va-t-on les revoir au Laos en novembre ?
Leur site : http://monsterreisen.jimdo.com
Jean-Yves, un marcheur solitaire. Nous l'avons pris alors qu'il se reposait au poste de douane du Tadjikistan après une nuit passée dans le no man's land - une trentaine de kms ! Nous avons bivouaqué avec lui au bord du lac Karakol à 4 000 mètres dans un décor somptueux. Mais le lendemain matin, nous avons dû faire demi-tour. Et nous l'avons laissé là. Pas d'inquiétude : il allait prendre tout le temps nécessaire pour faire tout le tour du Tadjikistan.
Pour suivre son voyage: www.hellotheworld.fr
Réparations et rencontres :
Depuis le Pamir au Tadjikistan, nous sommes donc redescendus à Osh, au Kirghizstan, après un dernier col à 4200 m que nous avons réussi à grimper en première, pendant que le camion fumait blanc de partout en énormes volutes et que le moteur bourré d'électronique s'était mis 'en protection', refusant d'avancer plus vite.
Nous sommes passés de garage en garage, remontant (un peu plus vite) depuis Osh à Bischkek au Nord et depuis Bischkek à Almaty, au Kazakstan, où Dimitri , en l'absence du moindre garage Fiat en Asie Centrale, nous a trouvé LE garage capable de réparer notre Tirésias mécaniquement et électroniquement. Ouf !
Un grand merci donc à la ronde des amis Kirghizes et Kazaks, garagistes et traducteurs qui nous ont permis de poursuivre notre voyage vers la Chine, alors que nous commencions à envisager avec désespoir un remorquage de Tirésias à travers l'hiver russe et ukrainien ...
De chauds remerciements en particulier à Volodia de Bischkek. Il venu nous chercher chez Slava et nous a amené à son garage le soir très tard (tiens, une coutume locale?) a été le premier à mettre les mains dans le moteur, nous expliquant où étaient les problèmes, graves et moins graves. Très pédagogue. Quand notre anglais était insuffisant pour les termes techniques, il nous passait son ami Tumur au téléphone qui parlait plutôt bien le français.
Malheureusement, Volodia n'avait pas le programme informatique adéquat et doutait que quelqu'un l'ait à Bisckek et surtout il n'avait pas le temps de s'occuper de nous. Il ne voulait pas non plus être payé. C'est alors que nous avons compris qu'il n'était pas garagiste. Il était analyste programmeur dans les télécoms mais, passionné de mécanique, après sa journée devant l'ordinateur, il avait enfilé pour nous, la nuit, le bleu de travail.
Sur son conseil, nous avons cherché les solutions au Kazakhstan et c'est alors que nous avons rencontré Dimitri que connaissaient Céline et Anthony.
Il est venu nous prendre devant la gare de Bischkek, a passé la frontière avec nous (et cette fois là, ce fut interminable) et ne nous a lâchés qu'une semaine plus tard ou presque quand tout a été en ordre. Il a été l'intermédiaire parfait ; traduisant le russe en français, téléphonant tous azimuts et trouvant finalement le garage spécialisé en « chip-tuning » capable avec le concours de notre garagiste toulousain de réparer. On passera sur les détails de la réparation que la morale Fiat doit réprouver mais si nous n'avons plus la norme anti pollution Euro 5, nous avons au moins un fourgon capable de rouler. Merci donc à Vladimir et Vladimir pour la partie informatique ; et merci à Staz pour la partie mécanique!
Quant à Dimitri et à sa famille, nous les soutiendrons dans leur nouveau projet. Dimitri voudrait ne plus travailler au bureau mais monter sa propre affaire de tourisme. Il a des idées et des capacités ! Il a aussi de l'expérience. On espère bien l'aider à développer son réseau. En toute amitié !
Repartis en vitesse pour le col de Torugart, coup de fatigue ? nous avons réussi en 2 jours à abîmer la porte latérale au marché et à exploser le lanterneau arrière dans un car wash de Naryn. Mais à Naryn miracle : le land de Céline et Anthony avec leurs amis Oleg et sa fille Anastasia se gare derrière nous. En deux temps trois mouvements, Anthony et Oleg ont rafistolé et contruit un lanterneau de fortune. Allez, ça ira pour les trois semaines de froid sur le toit du monde !
24 G
(Billet du ) :25 H
(Billet du ) :26 I
(Billet du ) :27 Z
(Billet du ) :28 S
(Billet du ) :29 T
(Billet du ) :30 A
(Billet du ) :31 N
(Billet du ) :32 De Torugart à Kashgar
(Billet du 1er octobbre 2015) :De Torugart à Kashgar
Pour traverser la Chine en "self driving", il faut, au moins pour les deux provinces sensibles du Xinjiang et du Tibet, passer par l'intermédiaire d'une agence chinoise qui s'occupe de fournir aux impétrants programme, invitation officielle, guide et documents administratifs nécessaires.
Afin de réduire les frais (importants), il convient donc de constituer un groupe, ce que nous avons fait, par Internet, avant notre départ de France en avril. Nous avons choisi l'agence Greatway.
Notre départ, initialement prévu le 28 septembre, a été retardé d'un jour en raison de festivités interdisant momentanément l'accès à Kashgar. Le créneau de passage est étroit car, le 1er octobre, débute la semaine d'or, période traditionnelle des congés annuels, pendant laquelle les Chinois prennent leurs vacances et où les administrations fonctionnent au ralenti.
La frontière entre le Kirghizstan et la Chine est située au sommet du col de Torugart, à 3700 mètres.
Au matin, le thermomètre affiche -11° quand nous passons le poste kirghize, assez rapidement. Encore une petite grimpette et, après les derniers lacets, s'amorce la descente vers la province du Xinjiang.
Pendant une bonne demi-heure, le premier check-point chinois se présente sous la forme d'une grille obstinément close mais quand, une heure plus tard, les portes s'ouvrent, aussi inexplicablement qu'elles étaient restées fermées, nous les franchissons sans aucun contrôle et faisons la connaissance du premier guide que nous a attribué l'agence. Par "guide" il faut entendre "accompagnateur". Imposé par les autorités , il n'est pas là pour nous apporter des explications historiques ou culturelles mais pour nous piloter, faciliter nos démarches administratives et nous aider à trouver des hébergements et des bivouacs autorisés. Le nôtre est Ouïgour et s'attachera à nous le faire savoir, n’hésitant jamais à reprendre ceux qui commettraient la maladresse de confondre ses yeux non bridés et ses traits - plutôt caucasiens que mongols, d'ailleurs- avec la face asiatique d'un Han.
Après la barrière de Torugart, commence un no man's land de 100 kilomètres. Surprise : la route, entièrement refaite par les Chinois sur le versant kirghize, devient très mauvaise de leur propre côté. Comprenne qui pourra.
Au bout d'une très longue descente, on parvient au véritable poste frontière où s'effectuent les formalités complètes de douane et de police... et le paiement de quelques taxes inattendues.
On remplit un questionnaire en aveugle, on ronchonne. La routine, après bientôt six mois de route et le passage de tant de frontières. Mais nous ne sommes plus seuls ; nous serons désormais accompagnés par d'autres voix récriminatrices.
Et puisque la barrière s'ouvre, passons outre.
Est-ce enfin la Chine ?
Oui, puisqu'il faut tout à coup avancer sa montre de deux heures. C'est un peu brutal, mais toutes les provinces du pays sont officiellement à l'heure de Pékin, à 4000 kms à l'est.
Dans les faits, cette règle ne s'applique que partiellement, et tout le monde utilise couramment une heure locale, ce qui n'ira pas sans quelques malentendus.
Non car, si Xinjiang signifie en Chinois "nouvelle frontière", pour les autochtones, turcophones et musulmans, il s'agit du Turkestan oriental ; le pays connaît d'ailleurs de fortes velléités indépendantistes, qui se manifestent parfois sous la forme de sanglantes attaques terroristes.
Il n'empêche. Si les paysages sont encore un peu ceux du Kirghizstan, le contraste avec l'Asie centrale saute aux yeux. Finis les "stan" et place à l'Asie tout court. Les villages sont plus peuplés, les campagnes plus cultivées, et, signe qui ne trompe pas, les moins-de-quatre-roues sont maintenant légion. Motocyclettes, scooters électriques, triporteurs s'avancent face à Tirésias en cohortes compactes. Les feux tricolores règlent la circulation, les radars et les caméras surveillent, et les quelques yourtes qui subsistent ne sont plus que des vestiges folkloriques ou des transpositions en dur.
En soirée (mais il fait encore grand jour !) nous entrons dans Kashgar en convoi serré et tous les véhicules trouvent une place sur un parking d'hôtel. Un apéro collectif permet aux différents participants de faire connaissance. C'est l'occasion de présenter le casting complet de l'épisode 5 de la saison 2 :
1. Les fourgonistes :
- Yolanda et Sergi, catalans de Barcelone, partis pour un tour du monde au volant d'un Mercedes Sprinter.
Leur site web : www.rodarpelmon.com
- Nous deux, avec notre notre Tirésias, qui, réparé au Kazakhstan, tourne comme une horloge et grimpe allègrement les cols.
2. Les 4x4istes :
- Anthony et Céline, que nous connaissons bien depuis Bishkek, et qui ont partagé nos galères de demandes de visas chinois, sont partis de France depuis dix-huit mois et font du bénévolat pour la protection des espèces menacées. Ils nous ont aidés à plusieurs reprises pour les diverses réparations à faire sur Tirésias. Ils sont en route pour un tour du monde à durée indéterminée.
Leur blog : www.around-the-rock.com
- Denis et Pierrette, que nous avions rencontrés à Rodez avant notre départ et avec qui nous nous sommes inscrits en premier pour ce périple, sont de vieux baroudeurs, grands spécialistes du 4x4. Ils se dirigent vers le Laos, la Thaïlande, la Birmanie et l'Inde avec retour prévu en France par Oman, Iran et Turquie.
Leur blog : robinland.uniterre.com
Denis et Anthony sont deux bons mécanos. Cela pourra servir...
- Charlotte et Xavier, Français expatriés en Australie, effectuent un voyage sabbatique en Asie et en Amérique du Sud. Ils conduisent un fourgon Renault jaune 4x4, ex camion-ambulance militaire très haut sur pattes. Un point de repère appréciable dans le trafic de Kashgar...
Leur blog : https://chachaxavieraroundtheworld.wordpress.com/
- Raymond et Lucie, alertes septuagénaires suisses, ont déjà parcouru le monde entier. Ils ont tout vu et tout connu et aiment avant tout rouler. Ils conduisent un 4x4 de type urbain. Particularité : Toujours à l'avant garde et jamais fatigués, ils ont à peine le temps de s'arrêter pour pique-niquer ou dormir.
3.Les motos :
Damien, Lucas, Annya et Macief, quatre motards polonais qui vivent aux Pays Bas, en Norvège et en Californie, se sont inscrits au tout dernier moment. Ils sont partis pour un long voyage vers l'Asie du sud-est
Leurs pages :
Comme Raymond et Lucie, ils doivent trouver un hébergement quotidien, ce qui conditionnera sans doute un peu la vie du groupe.
Séjour à Kashgar
Ce premier jour au Xinjiang a été entièrement consacré aux formalités d'entrée des véhicules.
Tous les voyageurs en "sef driving" doivent obtenir une plaque d'immatriculation et un permis de conduire provisoires, et se présenter au contrôle technique. Nous voici donc à 8 heures du matin sur un parking de banlieue au milieu de centaines de voitures attendant leur tour.
Commence alors une attente d'un ennui mortel, qui durera jusqu'au soir.
Encore sommes-nous privilégiés, car notre guide s'efforce d'accélérer les choses et nous fait passer en priorité, devant les automobilistes locaux.
Pas rancuniers, et curieux de voir nos engins de plus près, ceux-ci viennent à notre rencontre. Dans les bribes de dialogue engagées par logiciel de traduction interposé, nous comprenons qu'ils patientent là depuis plusieurs jours. Parfois, expliquent-ils, cela peut durer plus d'une semaine, car, dans cette ville de 500.000 habitants, il n'existe qu'un seul centre. Tous prennent donc sur leur temps libre pour effectuer cette corvée, et, comme la semaine d'or commence demain, l'affluence est encore plus importante.
A cause de cette journée perdue, il ne nous reste qu' une matinée pour visiter la ville, qui aurait mérité qu'on y reste un peu plus longtemps.
Située sur le versant est des Monts Célestes, l'oasis de Kashgar était une des dernières étapes des caravanes, avant le point d'arrivée de Xian. Elle se situe à la croisée de plusieurs itinéraires.
La silk road traverse le désert du Taklamakan d'est en ouest ; vers le nord-est, la route remonte vers Urumshi et la Mongolie ; vers le sud-ouest, la mythique "Karakoroum way" file vers les Indes via le col de Khunjerab, tandis qu'au sud-est, une autre grimpe vers le plateau tibétain. C'est cette dernière, la G 219, que nous allons suivre pendant le mois qui vient.
Depuis les invasions turco-mongoles, le Xinjiang est musulman, mais, au début de notre ère, la rencontre de l'hellénisme et du bouddhisme avait produit ici un art original : celui de la Serinde, dont il ne subsiste malheureusement que peu de vestiges. Pour en voir davantage, il faudrait pousser plus à l'est, vers Kucha et Urumchi, et ce n'est pas notre route cette année.
La mosquée Id Kah est la plus grande de Chine. Édifiée au XV° siècle, elle se présente sous la forme d'un vaste jardin, fermé par le bâtiment dédié à la prière. Très largement ouvert sur toute la largeur de la cour, celui-ci est soutenu par une longue série de piliers de bois de couleur verte. L'accès des "infidèles" est autorisé, moyennant un droit d'entrée symbolique. Peu de monde à l'intérieur. L'atmosphère est paisible et sereine.
A l'extérieur, par contre, la présence chinoise est pesante et on ne sait ce qui le plus gênant, de ces foules de touristes han, qui se font massivement et bruyamment photographier devant la mosquée ou de ces policiers anti émeutes postés, bien visibles et lourdement armés, sur les côtés de l'esplanade.
Plus loin, sur la très vaste place du peuple, trône une grande statue de Mao. Un écran géant diffuse des images de propagande. On y voit les bienfaits de la modernisation-reconstruction de la ville, on rappelle les secours apportés aux populations lors des dernières catastrophes naturelles etc.
A l'opposé de l'écran, les dates 1955-2015 évoquent le 60ème anniversaire de la "grande modernisation du Xinjiang". Cette année-là vit en effet des milliers de volontaires, guidés par la pensée du grand timonier, se lancer dans des travaux d'irrigation et d'urbanisation du désert qui modifièrent profondément les villes et les campagnes ouïgours. Ce développement marquait aussi le début d'une sinisation qui se poursuit et s'accélère, au bénéfice matériel de la population, mais au détriment de sa culture et de son identité. Du reste, l'aspect de Kashgar est aujourd'hui avant tout celui d'une ville chinoise, avec ses larges avenues, ses quartiers modernes et ses flots de scooters électriques.
Dans la "old city", la partie conservée (ou plutôt reconstituée, après démolition et reconstruction à l'identique), est largement folklorisée et vouée au commerce touristique.
Il reste, derrière la place du peuple, quelques quartiers plus "authentiques" dans lesquels nous prenons plaisir à faire quelques emplettes et à flâner entre les échoppes d'artisans et les petits commerces, mais les bulldozers ne sont pas très loin.
D'ailleurs, dépêchons-nous, car le groupe nous attend pour partir au Tibet.
33 De Yecheng à Domar : arrivée au Tibet
(Billet du 4 octobre 2015) :De Kachgar à Yecheng (Karghilik)
Nous quittons Kashgar en début d'après-midi avec notre nouveau guide, un Tibétain prénommé Dhargye.
La première étape nous conduit à Karghilik, ville de garnison de peu d'intérêt. Pour l'atteindre, nous traversons la partie sud-ouest du Taklamakan. Ce désert, dernière difficulté sur la route de la soie, a la particularité d'être situé le plus loin possible de tout océan, le PEI (Point Extrème d'Inaccessibilité) étant situé peu au nord d'Urumqi.
Nous filons plein sud, sur la G 219. La route est très bonne mais une brume de sable réduit fortement la visibilité. On devine le ciel bleu, pas très loin au dessus de nos têtes ; il nous faudra attendre les premiers cols pour le retrouver. Dunes de sables, falaises : le paysage et le relief méritent quelques arrêts photos. La faune est, paraît-il, très variée, comme nous le diront à l'arrivée, Anthony et Céline, experts en découvertes animalières. Les ignares que nous sommes se contentent de chameaux (à deux bosses, tout de même !) que nous ne pouvions pas manquer et qui viennent prendre des poses orgueilleuses devant nos objectifs.
A l'étape, tous les véhicules sont garés sur le parking d'un hôtel plutôt moche dans un faubourg triste.
Où est la ville ?
Les questions pleuvent sur Dhargye :
"- Pourquoi ne pas chercher un hébergement plus près du centre ?
- Parce que peu d'hôtels sont autorisés aux étrangers.
- Mais nous ne sommes pas vraiment à l'hôtel, seulement sur un parking.
- Oui, mais c'est le parking de l'hôtel.
- Alors pourquoi ne pas chercher un bivouac libre, à la campagne ou sur un parking plus central ?
- Parce que nous devons rester groupés et que le guide ainsi que plusieurs participants, ne pouvant dormir dans leurs véhicules, doivent prendre une chambre tous les soirs."
Il faudra nous y faire. Pendant plus d'un mois, jusqu'à notre sortie du Tibet, nous bivouaquerons sur des parkings d'hôtel.
De Karghilik à Mazar :
Le départ est prévu à 9 heures. La veille, Dhargye a pris tous nos passeports pour effectuer les formalités d'entrée au Tibet au poste de police local. Il est en retard. En l'attendant, on tue le temps comme on peut. Les mécanos s'activent sur leurs véhicules, d'autres font du rangement, Lucile et Céline dansent sur le parking, mais la matinée se passe et Dhargye ne revient pas.
Sans trop oser le dire, depuis le départ du Kirghizstan, quelques-uns d'entre nous partagent une petite crainte.
Yecheng se trouve au carrefour de deux nationales. Aurons-nous bien l'autorisation de prendre la G 219, prévue dans le programme ? Cette route, certes moins mythique que celle du Karakorum pakistanais, mais d'une altitude moyenne plus élevée, a été construite dans les années cinquante. Longtemps réputée dangereuse, elle est désormais presque entièrement asphaltée et accessible à des véhicules ordinaires. C'est l'occasion pour nous de faire un parcours original et de traverser les paysages peu connus de l'Ouest tibétain.
Mais ne risquons-nous pas d'être déroutés très à l'est pour prendre la route G 315, plus longue et moins exaltante, comme cela est déjà arrivé à d'autres voyageurs, en raison d'une subite décision administrative ou politique, de la situation du moment au Tibet, de possibles tensions internationales etc.
Plus le temps passe, plus l'inquiétude monte.
Peu avant midi, notre guide revient enfin et nous rassure. S'il a tant tardé, c'est que tous les services étaient fermés à cause des congés de la semaine d'or.
Mais il su a su y faire, tout est en règle et nous pouvons partir.
En route ! La G 219, nous allons la suivre pendant un sacré bout de temps !
La panne
Gonflés d'allégresse, nous roulons, plein gaz, sur ce qui reste de désert. Nous avons hâte d'en sortir, de gagner les montagnes et de sortir de ce brouillard sableux qui nous bouche l'horizon.
Nous rencontrons nos premiers check-points. La route commence à monter. Bientôt le ciel bleu. Nous passons un premier col, le Kudi Daban , à 3240 mètres.
Et voilà que, de l'autre côté de la passe, un léger grésillement se fait entendre sous le capot.
- C'est bizarre !
Puis le bruit se fait plus fort.
- Merde, on dirait... on ne va quand même pas...
Et si ! Tout à coup, le voyant fatidique, éteint depuis Almaty, se rallume, avec son alarme significative, et le moteur se met en sécurité. Nous venons de reproduire la panne que nous avions connue au Tadjikistan.
Cette fois-ci, nous savons d'où elle provient. Mais saurons-nous pour autant y remédier ?
Anthony et Denis se portent à notre secours. Si nous pouvons rouler, nous essaierons de réparer à Mazar.
En attendant, il faut continuer.
Il nous reste le col de Chiragsali.
Nous le franchissons au ralenti, mais sans problème, et redescendons sur Mazar.
Mazar (ou Mazha) (3700 m)
Il n'y a rien à Mazar. C'est un point sur la carte, mais ce n'est même pas un village. On y trouve juste quelques baraques en bord de route, dont l'une sert de guesthouse. Cette pauvre cabane ne comporte qu'une petite chambre, dans laquelle devront se serrer les quatre motards et le couple suisse. On peut néanmoins y faire une toilette sommaire, y manger chaud et y boire du thé.
C'est la seule halte entre Yecheng et Dongliutan, 350 kms plus loin. Au sud-ouest, le Karakorum pakistanais n'est pas loin, derrière le mythique K2, tout proche, mais que nous voyons pas. Les fourgons et les 4x4 se garent un peu en contrebas de la route, dans une sorte de terrain vague, non loin d'un camp militaire qui doit marquer le début de la zone frontalière.
Anthony et Denis revêtent leur salopette de mécano et se penchent sur le moteur de Tirésias. Malheureusement, je comprends vite que, malgré toute leur science et leur bonne volonté, nos deux as de la mécanique ne pourront rien faire pour nous. Le moteur du Fiat Ducato est si compact qu'on ne voit même pas le turbo. Nous avons beau nous contorsionner, placer un miroir pour essayer d'apercevoir ou de palper les parties de son anatomie qu'il dissimule pudiquement, rien n'y fait. Il est probable que la pièce posée par Stas à Almaty n'a pas tenu, mais pour colmater à nouveau la fuite, il faudrait démonter l'EGR et peut-être davantage. Pas question de se lancer dans ce type de réparation hasardeuse sans outillage approprié et à des centaines de kilomètres de tout garage - et même de remorquage- équipé.
Nous ne pouvons pas faire demi-tour et n'avons d'autre choix que de continuer, en espérant trouver un atelier correctement équipé, probablement pas avant Lhassa. D'ici là, nous devrons avaler des dizaines de cols, dont une douzaine à plus de 5000 mètres, sur plus de 3000 kilomètres. Denis nous rassure. Si Tirésias garde suffisamment de puissance pour les franchir, comme nous l'avons fait pour le Chiragsali, le moteur tiendra et nous pourrons rouler sans l'abimer.
Nous serons fixés dès demain, avec plusieurs passes à plus de 5000 mètres.
Décision est prise de continuer. Mais est-ce vraiment une décision ? Avions-nous une autre solution ?
Hongliutan (Dongliutan) (4200 mètres)
De Mazar à Dongliutan, on parcourt 300 kilomètres. La G 219 tire maintenant résolument vers l'est. Elle est toujours excellente et traverse des immensités complètement désolées. Pas âme qui vive, pas un troupeau, pas un lopin de terre cultivable et, bien sûr, aucun village.
Pour tester le comportement de Tirésias, nous voilà servis. Le premier col, comme un clin d’œil à l'épisode 4, s'appelle le Kirgizjangal, à 4930 mètres.
On redescend alors de plus de 1000 mètres. pour remonter, via le col de Koshbel, jusqu’à 4200 mètres.
Et nous voici sur le plateau tibétain, même si la frontière officielle se situe plus loin. Nous longeons le cours d'une rivière. A la couleur turquoise des eaux, répond celle du rail de sécurité. Est-ce intentionnel ? En tous cas, c'est remarquable.
Notre bivouac est à Hongliutan, dont les habitations s'étirent sur environ 200 mètres le long de la route. C'est un tout petit peu plus grand que Mazar, avec une centaine d'habitants, qui vivotent d'activités liées au transit des rares véhicules : deux ou trois boutiques d'alimentation, une ou deux guesthouses, une station service.
Comme à Mazar, les motards et les Suisses prennent des chambres, tandis que les fourgons, après négociation du prix du parking, s'installent derrière le bâtiment. Décidément, pour les bivouacs de rêve, c'est mal parti.
Le soir, tout le monde se retrouve dans la salle de "restaurant" pour une soirée sympathique et les premières vraies photos de groupe.
De retour au camion, difficile de trouver le sommeil. De l'avis général, la cote 4000 constitue un premier palier à partir duquel le mal des montagnes peut se faire sentir. Pour moi, il se traduit par un mal de tête, léger mais permanent, et une grande difficulté à m'endormir.
Il faudra surveiller la venue de symptômes plus inquiétants, tels que nausée, et surtout petite toux annonciatrice de l'effrayant œdème pulmonaire.
En cas de MAM (mal aigu des montagnes), la prescription médicale consiste à prendre un traitement approprié, le Diamox, mais si la crise est sévère, il n'est d'autre solution que de redescendre ne serait-ce que de 500 mètres. Tout cela est bien beau, mais comment fait-on pour redescendre quand on est sur le plateau tibétain, dont l'altitude moyenne est toujours au dessus de 4000 mètres ?
Au lieu de gamberger, mieux vaut employer utilement son temps d'insomnie. J'étudie sur Open Street Map le relief de la journée du lendemain. C'est probablement l'étape la plus difficile, avec plusieurs cols à 5000 mètres et, surtout, le Jieshan Daban, le plus haut de tout le voyage, à plus de 5300 mètres, bien plus haut que le Mont Blanc, et même plus haut que le camp de base de l'Everest. Comment Tirésias va-t-il se comporter ? Je me rassure en me disant que nous sommes déjà à plus de 4000 et que le dénivelé n'est finalement pas si important que cela.
Cela devrait bien se passer... s'il ne neige pas.
Arrivée au Tibet : "Tashi delek !"
Il a neigé, bien sûr. Oh! pas beaucoup, mais assez pour nous inquiéter, et prolonger ce sentiment de poisse.
Jusque là, la journée s'était pourtant bien passée. Plusieurs cols franchis à peine moins vite que le Mercedes Sprinter de Yolanda et Sergi et le Franz de Charlotte et Xavier.
Nous avons adopté un mode de conduite peu orthodoxe mais qui nous permet d'avancer en nous efforçant de ne pas dépasser les 2000 tours au compteur. Si nous outrepassons ce droit que nous accorde la technologie de Fiat, le moteur se met en sécurité et on n'avance plus qu'au ralenti. Il faut alors couper le contact et redémarrer.
Sur le plat et en descente, même en sous-régime, cette technique nous permet d'atteindre une vitesse raisonnable et, même, parfois, de rattraper et dépasser nos compagnons de voyage. En montée, c'est une autre histoire et, quand le dénivelé devient trop important, nous ne dépassons pas les 5 kms/h.
Dans les premiers cols, à 5150 et 5180 mètres, nous nous débrouillons assez bien.
Nous atteignons la passe qui marque le point d'entrée officiel au Tibet, dans le xian de Rutog. Notre guide a prévu une petite cérémonie. A chacun de nous, il remet une écharpe blanche.
Il s'agit du Katagh, étoffe traditionnelle de soie ou de coton dont la signification peut être profane ou religieuse, selon les circonstances.
Aujourd'hui, c'est pour nous souhaiter la bienvenue dans son pays que Dhargye la place autour de notre cou, sans affectation, mais non sans solennité. Nous sommes loin du folklore de la remise d'un collier de fleurs tahitien ou d'une ambiance de type "Club Méd". Nous entrons au Tibet et, même si l'atmosphère est joyeuse et détendue, l'importance de ce geste identitaire n'échappe à personne.
Chaque membre du groupe conservera pieusement son étole pendant tout le parcours, et même au delà. Certain(e)s la garderont sur eux, d'autres la placeront en évidence sur le pare-brise, et les plus prudents, discrètement, dans l'habitacle.
La zone contestée de l'Aksai Chin
Maintenant que nous sommes au Tibet, les check-points, policiers et militaires, déjà nombreux depuis Yecheng, vont se faire de plus en plus pesants. Dès la descente du col, nous rencontrons celui qui marque l'entrée d'une région très particulière.
La G 219 traverse ici, sur un peu plus de 100 kilomètres, une partie du Cachemire qui est revendiquée à la fois par l'Inde et la Chine. Si, pour Pékin, c'est l'Aksai Chin, pour les Indiens, c'est la partie la plus orientale et septentrionale du Ladakh. Pendant des siècles, ce territoire semi-désertique, à peine parcouru en été par quelques nomades, était un des plus isolés et inhospitaliers du monde, au point que - chose incroyable à notre époque où rien n'échappe à l’œil des satellites - le gouvernement indien ne s'aperçut de rien pendant toute la durée des travaux de construction de la route et ne découvrit le pot aux roses que quand la presse chinoise annonça triomphalement son inauguration en 1957. S'ensuivit une période de tension diplomatique et d’escalade verbale qui déboucha, en 1962, sur un conflit armé. Depuis cette guerre sans vainqueur ni vaincu, un statu quo semble s'être installé. La région, quoique toujours revendiquée par l'Inde, reste administrée par la Chine qui l'a déclarée zone naturelle. C'est cet espace frontalier, que les traités internationaux ne situent ni au Tibet, ni en Chine, que nous devons maintenant traverser.
Au poste militaire, nous recevons des consignes très précises : une "speed limite" inversée, c'est à dire une durée maximum d'une heure trente pour traverser la zone, interdiction de prendre des photos et même de s'arrêter.
Pas le moment de tomber en panne, Tirésias !
Tout se passe bien.
La route est en parfait état et le relief peu accidenté. Passé le petit col de Jitai Daban, à 5100 mètres, nous roulons sur un très haut plateau sans rencontrer aucun véhicule, pas même un camion de l'armée.
A l'autre extrémité de l'Aksai Chin, un autre check-point vérifie à nouveau tous nos passeports, permis de conduire et plaques d'immatriculation. C'est Dhargye qui s'occupe de tout. Nous avons maintenant l'habitude de nous en remettre à lui. Il rassemble tous les documents nécessaires et ne nous appelle que si nous devons parfois nous présenter physiquement devant l'officier de service.
Le col du Jieshan Daban et l'arrivée à Domar
Avant d'arriver à Domar, il ne reste plus que le fameux Jieshan Daban, annoncé comme le plus "terrible" de tous les cols de l'ouest tibétain.
Nous avons bien cru ne pas parvenir au sommet. Dans les derniers lacets, au problème EGR-Turbo s'ajoute le manque d'oxygène. Tirésias n'avance plus que par soubresauts et je m'attends à caler à tout moment. Il n'y a rien d'autre à faire que croiser les doigts et regarder les chiffres qui montent, trop lentement, sur l'altimètre: 5200, 5250, 5300, 5350....
Pour corser un peu le jeu, il se met à neiger. Les quelques flocons des premières minutes deviennent de plus en plus épais, effaçant les traces de ceux qui nous ont précédés.
Au sommet à 5380 mètres, nous prenons une photo rapide et nous remontons vite dans le fourgon. Ça caille vraiment ! Nous redescendons de près de 1000 mètres vers le plateau. Très vite, la neige cesse de tomber, le moteur retrouve du souffle.
Domar est un poste militaire et un relais routier, à peine plus important que Mazar et guère plus engageant que Hongliutan. Nous sommes encore à 4400 mètres, mais nous avons l'impression d'arriver dans la plaine !
Nos compagnons nous attendent au bivouac, il s'agit, comme d'habitude, de la cour de la guesthouse.
En principe, le plus dur est fait et nous sommes enfin sur le plateau tibétain. Si le Jieshan Daban n'a pas été son chant du cygne et l'Aksaï Chin son champ du signe indien, nous allons peut-être arriver à sortir Tirésias de Chine. C'est notre première nuit à 4400 mètres et il fait très froid.
Alors réchauffons nous autour du poêle et de quelques verres.s.
34 De Domar au Mont Kailash
(Billet du 8 octobre 2015) :De Domar à Shiquanhe (Ali)
Après avoir quitté Domar, nous traversons tout le xian de Rutog pour entrer dans la province de Ngari sans nous arrêter ailleurs qu'aux check points (nombreux) et aux sommets des cols, dont le Domar La et et Lame La.
Chaque passe est marquée par des drapeaux de prières, que nous avons toujours plaisir à retrouver.
Ces bannières sont une tradition principalement tibétaine, contrairement aux moulins, que l'on trouve aussi dans beaucoup d'autres pays bouddhistes.
Ils sont placés près des temples ou des monastères, au sommet d'un mont ou en tout autre endroit dont on souhaite marquer le caractère sacré. Mais c'est en haut des cols qu'ils sont les plus visibles, accompagnés en général d'une borne ou d'un panneau indiquant l'altitude atteinte. Ils sont constitués d'une enfilade de petits carrés de tissus attachés à une corde, elle même fixée à ses deux extrémités à un poteau, un rocher ou tout autre point d'ancrage.
Chaque petit carré de tissu comporte porte un symbole et des prières.
Il y a toujours plusieurs de ces rubans, qui s'enchevêtrent et s'entassent, dans un ensemble souvent assez brouillon. Peu importe l'esthétique. L'essentiel est qu'ils flottent au vent, qui se charge d'apporter les vœux des fidèles aux quatre coins du monde. Et tant mieux si les paroles s'emmêlent et les voeux s'entremêlent.
Au cours de cette belle journée, magnifiquement ensoleillée, nous longeons plusieurs petits lacs, au bords desquels, tout fiers, nous apercevons enfin des oies à tête barrée, dont nos amis d'Around the Rock nous disent qu'il s'agit de la seule espèce migratrice capable de franchir l'Himalaya.
Sans turbo, les oiseaux, chapeau !
Un peu plus loin, nous atteignons le lac Nangong Cuo, que nous longeons longuement sur la rive sud. Nous sommes toujours dans une zone frontalière, puisque le plan d'eau se prolonge très loin à l'Ouest, dans le Cachemire, mais tout est fait pour donner à ces parages l'allure d'une zone touristique. Des aires de stationnement aménagées en surplomb et des panneaux explicatifs nous retiennent un moment, en attendant l'arrivée des retardataires pris par la frénésie photographique.
En fin de journée, après une longue et ultime descente, nous arrivons à Shiqanhe.
Shiqanhe (Ali)
Comme beaucoup de localités du Tibet, Shiqanghe est connue sous deux autres noms, au moins : Gar (Ngari ?) et surtout Ali, le plus couramment employé aujourd'hui.
C'est la première vraie petite ville que nous rencontrons depuis notre départ de Yecheng. Sur ce plateau sans vrai village, sans terre cultivée, et même sans vie pastotrale visible, c'est une oasis commerciale dans laquelle on trouve toutes sortes de boutiques qui font le bonheur du voyageur, et même des établissements dotés du Wifi.
Il s'agit d'un centre de peuplement récent témoignant de la volonté colonisatrice de Pékin. Tous les bâtiments semblent fraîchement construits et la population transplantée ici est presque entièrement han. Les Chinois tiennent tous les magasins, les administrations, l'hôtellerie et la restauration.
Les Tibétains minoritaires que l'on croise dans les rues viennent probablement de la campagne environnante. Dans leurs vêtements délavés, souvent dépenaillés, coiffés d'un ample chapeau déformé, ils ont l'allure noble des rois mendiants de la tragédie grecque, comme égarés entre ces façades aux néons factices, étrangers dans leur propre pays.
L'hôtel sur le parking duquel nous nous installons est un de ces nouveaux établissements que l'on trouve partout en Chine, de Canton à Pékin, dont l'extérieur donne la brève illusion d'un quatre étoiles et dont le hall trop vaste, où les pas sonnent creux sur le carrelage froid, conduit le voyageur, au bout d'un chemin aussi long que cette phrase, jusqu'à un comptoir derrière lequel il trouve invariablement la traditionnelle collection d'horloges indiquant l'heure qu'il est dans la plupart des capitales du monde mais aucun réceptionniste ne possédant la moindre notion d'une quelconque langue étrangère.
Ouf ! Si l'on en doutait, nous sommes bien en Chine.
Depuis notre arrivée, nous tentons en vain de nous procurer une carte sim, qui nous permettrait de rester en contact et de nous connecter à Internet, comme nous l'avons toujours fait depuis notre départ de France, dans tous les pays que nous avons traversés. Nos tentatives individuelles ont été jusqu'ici infructueuses, faute de papiers d'identité chinois. Nous nous en remettons à notre guide, qui réussit à nous obtenir la précieuse puce.
La chose était impossible à Kashgar mais négociable au Tibet.
Impossible aussi de tirer de l'argent au distribanque. Certains d'entre nous commencent à manquer de liquidités. L'agence Greatway, contactée, accepte de leur faire une avance qui sera versée sur le compte du guide.
Indispensable Dhargye !
Le mont Kailash :
Dhargye nous ayant convaincu de faire l'impasse sur la visite de la "Earth forest", qui nous aurait obligés à un détour important sur une route de piètre qualité, nous restons sur la G 219.
Sur notre droite, le panorama est extraordinaire. Nous roulons sur le plat, à plus de 4500 mètres et, sous un ciel définitivement bleu, nous longeons, au sud, la partie occidentale de la chaine de l'Himalaya, dont les sommets nous dépassent encore de plus de 3000 mètres.
Et voici que sur notre gauche, à l'opposé, apparaît un curieux pic, seul, différent, géométrique, pas naturel. C'est le Mont Kailash. Rien moins que l' "axe du monde" ! Dire que nous y arrivons aujourd'hui par une route goudronnée, alors que, pendant deux millénaires, il n'a été considéré que comme une figure mythologique, aussi inatteignable que l'Olympe des Grecs et à l'existence aussi improbable que l' Atlantide, Ogygie ou l'Eldorado.
Pourtant le mont Meru des textes sanskrits existe. Certes, malgré sa majesté, il fait un tout petit moins que 80.000 lieues de haut et ses quatre versants ne sont pas revêtus de pierres précieuses et d'or.
Qu'importe ! Le Kailash est bien un mont sacré. Demeure de Shiva pour les Hindouistes et du Bouddha de la compassion pour les Bouddhistes, il est aussi vénéré par les Bön Po et les Jaïns. Pour le voyageur, c'est un de ces "lieux où souffle l'esprit".
Pensez-donc. Nous sommes à 5000 mètres, au pied d'une pyramide à quatre faces, véritable stupa minéral qui culmine à 6100 mètres. De chacune de ces falaises abruptes, jaillissent quatre sources qui donnent naissance, excusez du peu, à quatre rivières ou fleuves majeurs d'Asie, dont le Brahmapoutre à l'est et l'Indus au nord. Sur la face sud, on peut voir une grande faille qui, avec un peu d'imagination, prend l'aspect d'une swastika.
Le sommet, coiffé d'une couronne de neige, reste inviolé, non que gravir les pentes soit impossible, mais en raison d'un tabou. L'expédition espagnole qui, en 2001, avait obtenu du gouvernement chinois le permis nécessaire à la première ascension, a dû y renoncer devant l'indignation et la pression populaires.
Le pélerinage consiste à faire le tour de la montagne. Cette circambulation rituelle, appelée "kora", se pratique normalement dans le sens des aiguilles d'une montre, sauf pour les Bön, qui tournent dans le sens opposé. Les Bön sont Tibétains mais n'entrent dans aucune des catégories ci-dessus. Leurs croyances sont antérieures à l'arrivée du Bouddhisme et, s'ils en ont adopté les préceptes, leurs rituels présentent encore des aspects chamaniques.
Nous avons élu domicile à Darchen, petit bourg situé au sud, à courte distance de la G 219, entièrement dédié aux préparatifs de la kora. Hôtels, guest houses, restaurants et boutiques de souvenirs constituent les activités principales. Mais, peut-être parce que nous sommes en fin de saison, rien ne nous parait tellement insupportable et, avant la randonnée prévue du lendemain, nous prenons plaisir à nous promener dans l'unique rue du village.
Ici, au moins, nous sommes en pays tibétain ! De part et d'autre de la chaussée, des hommes jouent au billard en plein air. Un peu plus loin, un groupe, assis dans la poussière, s'affronte autour d'une sorte de jeu de go, et la façon que chacun a de jeter les dés, avec un geste ample accompagné d'un petit cri, est très particulière.
Nous croisons plusieurs béliers qui ont l'air de flâner tranquillement et librement dans les rues. Celui-ci se tient sur les talons d'un passant, tel un chien fidèle. Mais lequel des deux est le maître ? On peut avoir un doute tant l'animal semble fier et respecté.
Les gens d'ici ressemblent à ceux de l'Altiplano péruvien et bolivien, avec leurs vêtements de laine, leurs tissus colorés, leurs chapeaux ou leurs bonnets à rabats. Leur teint, leurs traits mêmes semblent quichuas ou aymaras et cet homme grand, fort et droit, avec son visage impénétrable et son regard énigmatique, a l'air d'un chamane ou d'un chef indien.
Il ne manque que les lamas (même pas, en fait !)
Xavier et Charlotte nous conduisent le plus loin possible avec leur truck jaune, puis nous voilà partis pour la marche !
Au sommet d'un petit promontoire, nous découvrons d'abord un "cimetière". Les Tibétains ne creusent pas de tombe. Les corps sont déposés en pleine nature, les oiseaux de proie se chargeant de nettoyer ce qui pourrait rester de l'incinération, souvent partielle. Indépendamment du fait que rien n'est fait pour commémorer le souvenir du défunt, ce n'est pas très beau à voir. On dirait une décharge sauvage. Des vêtements, des outils, des objets de toilette sont éparpillés le sol, comme jetés négligemment à terre. Par ci par là quelques ossements noircis, un crâne, un tibia, une mâchoire, jonchent le sol. Seuls éléments religieux dans le paysage, quelques stèles et drapeaux de prière qui flottent non loin de là.
De quoi rendre perplexe. Notre guide nous dira plus tard, quand nous connaîtrons mieux, que les Tibétains ne s'attachent pas au souvenir des morts. Au contraire, effacer le plus vite possible la trace, matérielle ou spirituelle, de toute vie antérieure est la meilleure garantie d'une prochaine réincarnation.
De ce petit promontoire, on aperçoit vers l’ouest le monastère de Chiuku, assez haut perché, de l'autre côté de la rivière. Nous redescendons et passons un petit pont.
Pour atteindre l'ensemble monastique, il faut franchir la rivière par un petit pont, puis escalader de nouveau une pente assez raide. A plus de 5000 mètres, à demi asphyxiés, nous devons nous arrêter tous les vingt ou trente pas pour reprendre haleine.
Le site n'est occupé que par deux ou trois moines, à l'allure d'ermites, membres de la "secte" des "bonnets noirs", qui est précisément celle de Dhargye. Particulièrement loquace sur ce sujet, celui-ci nous fournit quelques explications sur les différentes écoles et les couleurs qui les caractérisent. Les plus connus sont les bonnets rouges et les bonnets jaunes (auxquels appartient le Dalaï lama). Ces sectes, écoles, bonnets, ont leurs maîtres, leurs pratiques et leurs interprétations du bouddhisme mais ne rivalisent ni ne s'excluent mutuellement. De son exil au Népal, le Dalaï Lama a fait savoir qu'il les reconnaissait toutes à égalité.
Du monastère, le point de vue sur le mont Kailash est absolument extraordinaire. Nous voyons la face Ouest et devinons l'arête marquant le début de la face Nord. En face, au milieu de la falaise à pic, on aperçoit un ermitage creusé dans la roche. En contrebas, le long de la rivière, des files de pélerins, petites taches de couleur vives sur le chemin, poursuivent d'un bon pas leur kora.
Les pélerins les plus vaillants peuvent faire le tour de la monatgne dans la journée mais la plupart effectuent le parcours en deux étapes, dans un sens ou dans l'autre, selon leur religion. Quelques ermitages permettent de faire halte pour la nuit.
Nous avons l'intention de nous montrer très oecuméniques, car, dans les délais impartis, nous ne pourrons faire qu'un aller-retour. Jusqu'où aurons-nous le courage et, surtout, le souffle nécessaire pour marcher ? A une altitude raisonnable, ce serait facile, car le chemin, est relativement plat au début, mais, à plus de 5000 mètres, la moindre petite escalade est épuisante. Finalement, nous pousuivrons assez loin pour arrriver au premier point de prosternation (il en a un sur chaque face) et apercevoir le début de la face suivante du mont sacré. Sur le sentier,de nombreuses haltes nous donnent l'occasion de rencontrer des pélerins.
Ils cheminent par groupes de quatre ou cinq personnes, hommes et femmes. Avec leur besace et leur bâton, ils ont l'allure de tous les pélerins du monde et de toutes religions. Ils peuvent venir de très loin. Pour beaucoup, ce pélerinage est le but d'une vie, un moyen d'effacer leur mauvais karma et de se rapprocher d'une meilleure réincarnation. Ils sont contents de nous voir. C'est réciproque et, même si la conversation est plus que limitée, ainsi haut perchés au pied de la montagne "inspirée", nous avons l'impression de partager quelque chose avec eux.
Le lac Manasarovar
A quelques kilomètres de la montagne sacrée, à la même altitude, se trouve un lac tout aussi vénéré: le Manasarovar, "lac de l'esprit".
Les Hindous s'y baignent, comme sur les Ghats du Gange, alors que les Bouddhistes l'honorent en en faisant le tour.
Le monastère de Chiu, au sommet d'une petite colline, offre une vue panoramique sur ce lac et un deuxième, plus petit, le Llanag tso, qui communique avec lui par un étroit canal.
L'excursion a été courte, mais comme nous l'avons effectuée dans le même véhicule que les experts d'Around The Rock, elle nous a donné l'occasion de reconnaître des animaux sauvages. Les blue sheeps, gazelles et ânes sauvages qui vivent dans ces contrées ne sont pas chassés et se laissent approcher d'assez près.
Le blue sheep, ou bahral, assez proche de l'isard pyrénéen ou du chamois alpin, est ainsi nommé en raison de la couleur gris-bleutée de son pelage. Les mâles arborent des cornes impressionnantes.
Les gazelles à goitres, typiques de l'Asie centrale et surtout de Mongolie, sont assez semblables (pour le non connaisseur !) à celles d'Afrique. Elles ont la même silhouette gracile et légère, le même port de tête élégant et inquiet, la même capacité à détaler en bondissant sur leurs quatre pattes. Leur poil est d'un marron très clair, tirant sur le blanc. Les femelles sont totalement dépourvues de cornes.
Les ânes sauvages se distinguent de l'espèce domestique par leur taille et leur corpulence. Ils sont plus grands, trapus, leurs pattes sont plus épaisses. Les mâles comme les femelles sont dépourvus de bât, de corde et de piquet.
Tout ce petit monde se laisse gentiment photographier et ne prend le galop que si l'un de nous s’approche trop près. C'est alors l'occasion pour les spécialistes de réaliser une belle vidéo.
35 Du Mont Kailash àl'Everest
(Billet du 12 octobre 2015) :Du mont Kailash à Timgri :
Le mal des montagnes nous a rattrapés. Dans un groupe de seize personnes, à 4700 mètres d'altitude, il fallait bien que cela finisse par tomber sur quelqu'un(e). Nous avons une malade, qui souffre, malgré le Diamox administré, et souhaite redescendre. Il est donc décidé d'écourter le séjour au mont Kailash et de gagner Paryang, puis Saga. Ces deux localités ne sont pas situées beaucoup plus bas, mais ce sera toujours cela de gagné.
A Paryang, nous faisons à nouveau étape dans une cour de guesthouse.
C'est moche, mais il y a une jolie petite salle de restaurant tenue par un jeune couple avec enfant en bas âge. La pièce est chauffée par un poêle central. Il y a même de la viande de yak.
Au matin, Tirésias refuse de démarrer.
Est-ce la panne définitive ?
Rien de tout cela, heureusement. Anthony, à qui on ne la fait pas, ne prête aucune attention à nos craintes et asperge le filtre à gazole d'un peu d'eau chaude.
Tout rentre aussitôt dans l'ordre. Le carburant n'était pas véritablement gelé mais quelques paillettes avaient dû se former dans le filtre. A l'avenir, mieux vaudrait prendre du -20 °.
Sur la route de Saga, surprise ! Un océan de dunes de sable nous invite à nous ébattre comme si nous étions au Sahara ou sur la dune du Pyla, alors que nous nous trouvons pratiquement à l'altitude du Mont Blanc !
Un peu plus loin, le monastère de Dratun semble presque vide. Détruit et brûlé en 1955, il a été entièrement reconstruit. Tout est là : les moulins à prières, les stupas, les chörtens, mais nous ne rencontrons personne d'autre qu'un chat et un jeune gardien qui fait un peu de culture physique sur des agrès et des balançoires aux couleurs criardes.
Après l'étape de Saga, autre agglomération plus chinoise que tibétaine, Dhargye nous propose de quitter la G 219 pour un raccourci qui nous conduira directement à l'Everest sans passer par Latze. La piste, d'abord assez sablonneuse devient vite très dure et poussiéreuse. Roulant sur une méchante tôle ondulée, nous passons près de plusieurs lacs. L'eau est tellement pure et transparente que le reflet des montagnes y apparaît aussi net et précis que l'original.
Rejoignant la G 318 qui relie Lhassa à Zangmu, frontière du Népal, nous l'empruntons dans la direction opposée, vers Timgri.
La chaîne de l'Himalaya est proche.
Les villages deviennent beaucoup plus pittoresques que ceux que nous avons vus jusqu'ici. Les maisons tibétaines traditionnelles, à la fois imposantes et d'une grande simplicité, comportent généralement un étage, de grandes fenêtres et des portes joliment décorées.
Et voici le Qomolangma, nom tibétain de l'Everest ! Il y a quelques nuages mais nous distinguons nettement sa face nord.
Ses arêtes rectilignes et ses faces abruptes lui donnent la forme approximative de la lettre "A".
Comme description, c'est un peu court, mais qui a dit :
"Essayez de faire la description d'une montagne de manière à la faire reconnaître : quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du sommet, vous aurez tout dit" ?
L'Everest ne se décrit pas. Il sort du champ de la géographie, de l'alpinisme et même de la littérature.
Sauf, peut-être, de la Bibliothèque verte. Sir Edmond Hillary et le sherpa Tensing Norgay ! La couverture de "Victoire sur l'Everest", avec le héros, armé de son piolet et accroché de l'autre main main à la paroi de glace. Et les longues marches, les souffrances, les doutes, les palabres avec les porteurs.
Qu'est-ce que ces récits véhiculaient, sans doute, de paternalisme colonial ! Mais, en même temps, comme ce parfum d'aventure pouvait faire rêver, ouvrir l'imaginaire, inviter au voyage ! Aujourd'hui, l'ascension du plus haut sommet du monde est devenue presque banale, mais qui sait si le crayon de couleur et le petit chaton en peluche sont toujours enfouis là-haut ?
Excursion au camp de base de l'Everest
Il n'y a pas si longtemps, pour gagner l'Everest, on devait suivre une piste réputée difficile. Il existe maintenant une route asphaltée, toute neuve, si récente que même l'agence Greatway semble ignorer son existence.
Cette nouvelle voie débute au carrefour de "New Tingri", environ 50 kilomètres après "Old Tingri", en suivant la G 378 en direction de Lhassa. Sa mise en service rend désormais très facile l'accès au monastère de Rongbo. De là, il ne reste que quatre kilomètres pour atteindre le camp de base.
Les droits d'accès sont assez élevés. Aussi, pour les réduire, nous décidons de nous regrouper dans trois véhicules. Passé le contrôle d'entrée, où, malgré cette habile stratégie, nous sommes délestés d'une coquette somme, nous entamons la montée du premier col. Pour être récente et goudronnée, la route n'en est pas moins impressionnante ! A l'issue d'une interminable série de lacets, Frantz, le "yellow truck" de Charlotte et Xavier, atteint vaillamment une ultime épingle à cheveux formant un balcon étroit où nous sommes accueillis par les traditionnelles bannières et quelques marchands de souvenirs. Du côté sud de cette terrasse naturelle, où il n'est pas très facile de stationner, la vue sur l'Himalaya, quoique réduite par une forte nébulosité, est magnifique.
La descente est encore plus spectaculaire. Par la piste, ce devait être du sport !
En bas, s'étend une une assez vaste plaine, parcourue par une rivière le long de laquelle s'égrènent quelques villages. Dans celui où nous faisons halte, beaucoup de travaux sont en cours. Il ne semble pas s'agir ici de réparations effectuées suite au tremblement de terre mais de ravalements de façades et autres toilettages à finalité manifestement touristique. Un bâtiment flambant neuf abrite la Bank of China et l'emplacement est déjà prêt pour deux distributeurs. Ne manquent que les terminaux (et les billets) mais leur mise en service ne saurait tarder.
Après un deuxième col, la route goudronnée s'arrête au monastère de Rong Bo, lui aussi en pleine rénovation. Dans la cour, une bonne cinquantaine d'ouvriers prennent leur pause du soir, assis sur le ciment, gamelle sur les genoux. Des moines touillent de la chaux et des enduits de couleur dans de grands bidons où viennent puiser de jeunes nonnettes, vaillantes petites fourmis qui vont et viennent entre les bâtiments et les bidons, leur hotte sur dos.
En face du monastère, il y a une guesthouse aux allures de caravanserail, avec une grande cour intérieure pour garer les véhicules et des chambres, ou plutôt des cellules, sur tout le tour. Un peu plus loin un grand hôtel en construction offrira bientôt davantage de confort aux touristes attendus.
En continuant à monter sur quatre kilomètres, on parvient, à pied ou en bus selon ses capacités à 5200 mètres, au camp de base, où il faut encore escalader un petit monticule. Il est interdit d'aller plus loin. Seuls les montagnards dotés des autorisations nécessaires peuvent accéder à la zone frontalière qui commence ici.
Le temps est maussade, il commence à neiger et il fait froid.
Dans la guesthouse, le confort est minimal. Pas de chauffage dans les chambres et, pour les toilettes, c'est dans la nature, derrière le mur !
La salle commune est organisée autour d'un poêle qui fonctionne à la bouse de yak. Une des serveuses vient l'alimenter de temps à autre en galettes séchées.
On discute, on boit du thé et de la bière avec quelques voyageurs de rencontre.
Ensuite, après avoir souhaité une bonne nuit à ses compagnons d'un soir, il faut bien se lover dans son duvet, sous une tonne de grosses couvertures et, surtout, ne pas oublier d'aller pisser avant de se coucher !
Au petit matin, tous les nuages se sont dissipés. Le temps est clair !
Le meilleur point de vue est une petite hauteur au dessus du monastère, où sont déjà installés de nombreux touristes, arrivés en autocar dieu sait quand, pour assister au lever de soleil. La plupart sont Chinois ou Coréens.
N'en déplaise aux Népalais, le côté tibétain est le seul endroit d'où l'on ait une vue aussi dégagée sur le plus haut sommet du monde et, maintenant que la route est construite, cet observatoire a toutes chances de devenir une attraction touristique de masse.
Ce n'est pas encore le cas, profitons-en.
Il ne faut pas se figurer un lever de rideau théâtral, puisque le camp de base fait face au sud. Le glacier du Rongbuk, sur le flanc nord de la pyramide, reste donc dans l'ombre, et on ne fait qu'assister à l'éclairage progessif du glacier de Kangshung, sur la face est, de l'autre côté de l'arête.
Mais le Qomolangma sort peu à peu de l'ombre, se révèle, s'illumine, et sa masse, blanche, énorme, semble se rapprocher.
Bien qu'il y ait du monde, peu de gens parlent et on n’entend guère que les déclics des appareils photos.
Le spectacle est indescriptible.
Qui a dit :
"Essayez de rendre la majesté, la beauté : vous ne trouvez que des périphrases. " ?
Alors, remettons-nous en aux clichés.
36 De l'Everest à Shigatze
(Billet du 14 octobre 2016) :Retour à Timgri
En remontant le col aux innombrables lacets, nous faisons de nombreux arrêts pour admirer le paysage unique que nous allons laisser derrière nous. Toute la chaîne de l'Himalaya est maintenant parfaitement dégagée, tous les sommets, à l'est et à l'ouest de l'Everest, sont parfaitement visibles et si ce dernier domine largement ses voisins, ceux-ci, à plus de 8000 mètres d'altitude, n'en sont pas moins impressionnants.
De retour à Timgri, nous reprenons la G 318 en direction de la jonction avec la G 219 quelques kilomètres avant Latze. Pour cela, il faut encore franchir une des passes les plus hautes du Tibet, le Gyantso La, à 5200 mètres. De l'autre côté, un check point aux allures de relais routier, plus sympathique que ceux que nous avons vus jusqu'ici. Par contre, les convois militaires sont de plus en plus nombreux. Ils sont parfois des dizaines à la queue-leu-leu et même s'ils roulent correctement en laissant entre eux un espace réglementaire, les nombreux virages et la circulation, qui commence à se densifier, rendent le dépassement très délicat, surtout pour Tiresias, qui n'a aucune reprise.
De Timgri à Shigatze
Nous avons retrouvé la G 219, que nous suivons depuis Kashgar, soit près de 3000 kilomètres. Le paysage a radicalement changé. Les étendues quasi désertiques du plateau occidental font place à des prairies et à des champs cultivés. Nous retrouvons des scènes campagnardes que nous avions oubliées : des hommes et des femmes penchés sur la terre, des ânes portant des fardeaux, et des animaux de trait. Ici, ce sont les yaks qui tirent la charrue.
Nous arrivons dans la partie la plus peuplée et la plus historique du Tibet, cœur de l'empire qui du VIIème au IX° de notre ère fut un foyer de civilisation rayonnant vers la Chine et l'Asie Centrale, une terre disputée plus tard entre de multiples petits royaumes, puis envahie tour à tour par les Mongols et les Chinois. De nombreuses ruines jalonnent notre route. Il nous faudrait un bon guide pour mieux les identifier... et du temps pour nous arrêter. Cela vaudrait la peine car, depuis notre départ de Kashgar, les vestiges historiques et monuments dignes d'intérêt n'ont pas été si nombreux et ceux devant lesquels nous passons mériteraient un peu plus d'attention de notre part. Certains ont l'allure d'anciens monastères, d'autres étaient plus probablement des forteresses. C'est tout un pan de l'histoire de ce pays que nous passons en revue en nous contentant de prendre des photos, touristes incultes que nous sommes.
Shigatze
Shigatze, qui, au cours des siècles, fut parfois capitale, est aujoud'hui la deuxième agglomération du Tibet, après Lhassa.
Avant d'arriver à destination, nous traversons des faubourgs et suivons de grands boulevards. Cela nous fait tout drôle de nous retrouver dans une grande ville, avec de la circulation, des parkings, des feux tricolores...
La majeure partie de la population, estimée à près d'un million d'habitants, se trouve dans les quartiers chinois, les plus importants, mais la partie proprement tibétaine est peu étendue.
Une grande rue piétonne conduit au monastère de Tashilumpo, Elle n'a de piétonne que le nom, car elle est empruntée par des véhicules de tous types. Des échoppes permettent aux touristes et aux pélerins de se procurer tout ce dont ils peuvent avoir besoin pour leur visite ou leur kora.
Tashilumpo
Le monastère de Tashilumpo date du XVème siècle ; il est le siège officiel des Panchen Lamas. Dès l'entrée, on se touve dans une une véritable ville, avec ses rues pavées, ses places, ses maisons d'habitations, leurs cours intérieures, leurs réfectoires, leurs cuisines et, bien sûr, de nombreux sanctuaires.
Tashilumpo, institution religieuse majeure, est rattaché l'école des bonnets jaunes, à laquelle appartiennent à la fois le Dalaï Lama et le Panchen Lama. Les relations entre Panchen et Dalaï et leurs processus réciproques de reconnaissance et de désignation sont complexes et ont varié dans l'histoire, l'un étant tour à tour le maître spirituel, le chef politique ou le tuteur de l'autre. Cependant, depuis le XVIIème siècle, il est admis que c'est le Dalaï Lama qui détient l'autorité suprême.
L'intervention militaire de l'Armée Populaire, en 1959, a changé la donne. Si l'exil de l'actuel Dalaï Lama lui confère une aura internationale, son départ du pays a fait du Panchen Lama la seule figure reconnue par les autorités chinoises.
A la mort du 10ème Panchen, en 1995, le Dalaï Lama, depuis Dharmsala, a reconnu Gendhun Choekyi Nyima comme sa onzième réincarnation, mais les autorités chinoises ont organisé leur propre processus d'élection et désigné Gyaincain Norbu à l'issue d'un tirage au sort effectué entre trois enfants, Cette cérémonie politico-religieuse très contestée donna lieu à un des mouvements de révolte que le Tibet connaît de temps à autre.
Ce Panchen "chinois", âgé aujourd’hui de 26 ans, vit à Pékin et ne se rend que rarement au Tibet. Quant à Gendhun, qui aurait aujourd'hui 20 ans, on ne sait trop ce qu'il est devenu.
C'est le portrait du Panchen Lama officiel que l'on voit aujourd'hui à Tashilumpo mais on visite aussi les mausolées des quatrième, neuvième et dixième Panchen.
Ces trois dernières réincarnations ayant vécu aux XXème et XXIème siècles, leurs portraits photographiques figurent en bonne place un peu partout et leur confèrent un caractère très séculier. On remarque avec amusement la petite moustache très "années Trente" du neuvième, qu'Alexandra David Néel rencontra lors de son premier séjour au Tibet en 1916. Quant à Gyaincain, il ne lui manque que le portable.
Outre les mausolées, les temples et chapelles sont nombreux, tout comme les moines qui en surveillent l'accès. La plupart sont de jeunes novices et leur attitude peut dérouter le visiteur occidental, habitué à davantage de componction chez les religieux. Souvent affalés sur le sol, plongés dans la contemplation de leur smartphone, ils semblent peu concernés par le caractère sacré de ce qui les entoure. Mais ne jugeons pas trop vite ce que nous ne comprenons pas.
Les photographies sont payantes et les dons vivement encouragés. L'argent n'est pas caché, il est au contraire exhibé, voire sacralisé. Les petites coupures de un ou cinq jiao (un ou cinq centimes de yuan) se glissent partout, au pied des statues, entre leurs doigts, derrière les grilles, dans le moindre interstice. Et il n'est pas rare de voir un moine assis dans un coin, feuilletant sans fausse honte des liasses de billets.
Le temple Maitrena abrite la statue de Jampa, le Bouddha du futur. Elle est immense, toute en bronze recouvert d'or et de pierres précieuses. Il s'agirait de la plus grande statue de Bouddha en intérieur. Le visiteur peu sensible au gigantisme lui préfèrera les versions plus petites figurant aux quatre coins, et s’attardera davantage sur les belles peintures murales du sanctuaire.
Plus loin, dans le temple de Kelsang, se trouve une très grande cour au centre de laquelle est dressé un immense mât de prière duquel pendent rubans, fanions, tissus divers. C'est en principe un lieu de rassemblement important pour les moines et les pèlerins mais, à l'heure où nous nous y trouvons, la cour est vide. C'est dommage pour le spectacle mais cela nous laisse toute latitude pour y circuler. La salle d'assemblée, toute proche, est tout aussi déserte. Aux alentours, sur deux niveaux, c'est un enchevêtrement de vestibules, de terrasses et de chapelles, dans lequel nous déambulons en montant et descendant des escaliers. Au bout d'un moment nous ne savons plus trop où nous nous trouvons. Ici encore, il nous aurait fallu un bon guide.
Mais peu importe, car pour les profanes que nous sommes, tout se ressemble un peu et l'essentiel est d'apprécier le caractère général et l'atmosphère particulière de ce lieu.
On peut d'ailleurs prolonger le charme de la visite par une promenade sur les hauteurs, en se dirigeant, à flanc de colline vers le Shigatze Dzong. On appelle cette forteresse le "petit Potala". Elle ne se visite pas.
Michel
37 Lhassa
(Billet du 16 octobre 2016) :"Kαὶ τάχα δὴ ἀκούουσι βοώντων τῶν στρατιωτῶν - θάλασσα θάλασσα - καὶ παρεγγυώντων"
"Lhassa ! Lhassa !"
Nous voici devant le Potala.
La longue anabase que nous venons d'effectuer sur le plateau tibétain vaut bien celle des Dix-mille et nous avons gagné le droit de crier notre joie dans une exclamation presque similaire.
Songeons à ces longs siècles pendant lesquels la ville sainte fut interdite aux étrangers et pensons à Alexandra David Néel, arrivée clandestinement en ces lieux, déguisée en pélerine mendiante, et contemplant le but de son voyage dans un mélange de crainte et de jubilation :
"sans que nul ne se doute que, pour la première fois depuis que la terre existe, une femme étrangère a contemplé la ville interdite".
Quant à nous, nous sommes venus de Toulouse par la route, tout simplement. Certes, c'est un long voyage, qui demande du temps et une bonne préparation, mais c'est possible. En 2015, même si Lhassa n'est pas complètement ouverte aux étrangers, elle est accessible, avec les autorisations nécessaires. De plus, elle devient un haut lieu du tourisme intérieur pour les Chinois.
Ces derniers, qui n'ont besoin d'aucun permis particulier pour se rendre au Tibet, sont même incités à s'y installer, si bien que les Tibétains sont déjà minoritaires dans ce qui devient une métropole comme une autre.
La ville a plus changé depuis le début du XXIème siècle que pendant les deux derniers millénaires. Plus de la moitié des maisons traditionnelles ont été abattues afin de remodeler le tracé des rues et d'"aérer" le centre, éventré par une artère baptisée, naturellement, avenue de Pékin. Face au Potala, les bulldozers ont rasé un quartier entier, remplacé par une vaste esplanade et un monument à la gloire de la "révolution" de 1959. Les abords du sanctuaire du Jokhang ont été dégagés pour faire place à un large espace dallé plus propice au tourisme, au commerce.. et aux contrôles. Le circuit du Barkhor, circambulation sacrée dans le cœur même de la cité, le long des rues qui entourent le temple, s'en est trouvé rétréci et chamboulé.
A la place des anciennes boutiques, le long des rues rénovées ou des larges boulevards qui la quadrillent aujourd'hui, Lhassa voit pousser des centres commerciaux, des boutiques de mode, des hôtels, des karaokés, de boîtes de nuit. La mise en service d'un fast-food KFC est même annoncée.
Il faut chercher les quelques bouibouis tibétains où l'on peut encore se restaurer, et les guesthouses bon marché, qui accueillaient autrefois les rares voyageurs parvenus jusqu'ici, ont disparu. Celles qui ont résisté se sont adaptées et, une fois restaurées, ont parfois décuplé leurs prix.
Malgré les protestations, le processus s'est accéléré dans les dix dernières années.
Certes, la Lhassa d'autrefois n'était pas un joyau. Les récits des premiers voyageurs décrivent une bourgade misérable triste, grise, envahie par les chiens errants, insalubre, et surtout épouvantablement sale. C'est d'ailleurs parce qu'elle se lavait trop souvent qu'Alexandra David Néel fut démasquée, malgré sa tenue de mendiante !
La vie n'y était pas plus douce non plus, sous la férule d'un régime théocratique. Les moines étaient plus nombreux que les habitants, et, bouddhisme ou pas, les punitions n'avaient rien à envier à celles des états voisins. Mutilations, lapidations, exécutions capitales étaient des châtiments courants et les détenus s'entassaient nombreux, dans les prisons-mouroirs. Si l'on ajoute à cela l'étonnante pérennité du servage, légal et institutionnel jusqu'en 1959, on comprend mieux que l'Armée Populaire ait pu dans un premier temps se présenter comme libératrice.
Il n'empêche. Sans idéaliser le passé, il est trop évident que le présent fait rimer modernisation avec colonisation.
La kora du Barkhor
Le Barkhor est à la fois un quartier et un circuit de pélerinage.
Malgré les multiples contrôles et les mesures d'intimidation, les pélerins sont présents et bien que nous ne soyons pas en période de fête, l'affluence est considérable.
Devant le temple, nous assistons à de longues séries de prosternations. Chaque fidèle ayant déplié devant lui un tapis ou une couverture commence par se placer debout, les mains le long du corps, puis jointes, touchant successivement le front, le bas du visage, et la poitrine. Il s'allonge ensuite de tout son long, selon un mouvement bien décomposé. Fléchissant le buste, il laisse tomber ses mains sur deux sortes de patins sur lesquels il s'appuie pour glisser vers l'avant sans poser les genoux, jusqu'à se trouver complètement allongé, front contre le tapis.
Il ramène alors ses deux mains jointes au dessus de la tête, puis saisit à nouveau ses patins pour effectuer le mouvement inverse et se relève, les bras le long du corps. Il ne reste plus qu'à répéter le mouvement. Combien de fois ? Des centaines, des milliers de fois, cela dépend..
La prosternation s'effectue aussi en marchant. Tout au long du Barkhor, beaucoup d'hommes et de femmes font trois pas, se prosternent, se relèvent, font trois nouveaux pas, et poursuivent ainsi leur chemin. Du matin au soir, il semble que cela ne s'arrête jamais et, comme en d'autres lieux de cultes très anciens, on a l'impression d'assister à une scène toujours répétée depuis des siècles et pour l'éternité.
A plusieurs reprises, le Barkhor a été le lieu de manifestations qui ont attiré l'attention des médias occidentaux. Aussi, la Kora se déroule-t-elle sous une présence policière et militaire qui frôle la provocation. On n'accède au périmètre qu'en passant sous des portiques de détection et tout le parcours est jalonné de postes de contrôle. Les policiers peuvent être tibétains mais les militaires sont tous chinois. Que penser de ces soldats armés qui remontent le flot des fidèles à contre courant? En tout autre endroit sacré, cette omniprésence des forces de l'ordre provoquerait probablement des incidents quotidiens. Mais en dehors des scènes d'émeutes et de répression violentes qui secouent parfois le quartier, celui-ci vit avant tout sa vie religieuse, même si, dans cette occupation silencieuse de ce qui reste de l'enceinte sacrée, on devine une farouche volonté de résistance, et si, en tendant l'oreille, dans le murmure inintelligible des prières marmonnées, on perçoit comme une colère muette.
Le sanctuaire de Jokhang
On pourrait qualifier le Jokhang de Saint des saints car il représente le cœur du bouddhisme tibétain. C'est le sanctuaire le plus vénéré du pays. Il abrite une des deux statues du Bouddha amenées d'Inde au VIIème siècle par les épouses chinoise et népalaise du roi Songtsen Gampo : celle du Jowo Sakyamuni. Elle est si ancienne que, selon certaines sources, elle aurait été sculptée du vivant même de Siddhārtha. Pour d'autres, elle serait, comme certaines icônes orthodoxes," ἀχειροποίητος". Pourtant, si elle n'a pas été "faite de main d'homme", certains n'ont pas hésité à porter la leur sur elle et, dans l'histoire, elle a connu maintes vicissitudes. Ces sacrilèges ne font que renforcer la ferveur dont elle fait l'objet.
Nous avons pu entrer en même temps que les fidèles, à une heure où toutes les chapelles étaient encore ouvertes. L'accès des touristes s'effectue par une entrée séparée. Une fois passées la porte principale et les quatre grandes statues des Rois gardiens, on accède à la cour destinée aux cérémonies officielles, puis au temple proprement dit, où l'on retrouve la foule qui se presse en file indienne depuis l'extérieur.
La salle principale du sanctuaire contient plusieurs statues imposantes, dont celle de Guru Rimpoche. En un défilé ininterrompu, les pélerins effectuent en silence le tour complet du sanctuaire, dans le sens habituel des aiguilles d'une montre. Le pourtour est bordé de dizaines de chapelles dédiées à différentes manifestations du Bouddha. Elles sont toutes clôturées par une grille ouvragée que l'on ne peut franchir que par une porte très étroite. La file entre et sort successivement de chacune de ces minuscules cellules. A l'intérieur,la kora continue et, toujours en tournant autour d'une sorte d'autel central, les fidèles déposent leurs offrandes au pied des différentes statues. Ils offrent, comme ailleurs, des billets de banque, mais ils versent aussi dans des jarres le beurre de yak liquide qu'ils ont apporté avec eux. L'odeur très particulière, forte et âcre, mêlée à la fumée des bâtonnets d'encens et des lampes, prend à la gorge. Des moines s'activent pour récupérer les dons, vider les récipients quand ils sont pleins. Pas un mot n'est prononcé.
Devant la chapelle principale, celle du Jowo, il y a tant d'affluence que je n'ai pas osé entrer. Je suis resté devant la porte, une des plus anciennes œuvres d'art du Tibet, au milieu des prières et des prosternations.
Je me fais petit, sachant que je suis à peu près aussi discret qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Tout le monde est très gentil. On s'efface pour me laisser passer, mais je me demande ce que ces gens pensent, au fond, de mon attitude.
Le Potala
Et le Potala, alors ?
Ah oui ! le Potala !
Nous n'y sommes pas allés.
Plus exactement, après quelques hésitations - car nous ne sommes pas près de repasser par ici - nous avons décidé de ne pas en visiter l'intérieur.
Le prix demandé, d'abord, nous a choqués. Cinquante euros par personne, nous aurions certes pu les payer, et nous l'aurions certainement fait si l'aspect financier avait été le seul motif de nos réticences.
Mais les conditions de visite étaient tout aussi dissuasives. Il fallait réserver sa place à l'avance dans une agence agréée (qui prélève plus qu'une dîme), se présenter à une heure très précise et effectuer le parcours en un temps donné, sans possibilité de s'attarder dans telle ou telle salle ni de revenir sur ses pas.
Enfin, l'aspect politique de cette visite organisée et militairement encadrée a achevé de nous décider. Si j'étais un jour forcé de quitter mon pays, je n'aimerais pas que la police fasse visiter ma maison en mon absence.
Cette décision ne nous a pas empêchés de venir plusieurs fois au pied de la colline, de jour et de nuit, ni d'en faire le tour.
D'ailleurs, dans le Voyage d'une Parisienne à Lhassa, Alexandra David Néel est assez sévère avec la décoration des salles du palais et les conditions de visite (déjà !), et s'attache surtout à décrire sa place dans la ville et le "caractère" qu'il lui donne, comme l'Acropole d'Athènes ou Sainte Sophie de Constantinople.
"Si beau que soit le paysage encadrant Lhassa, il ne retiendrait cependant pas l’attention dans un pays riche, comme est le Thibet, en sites d’une majesté exceptionnelle, si le Potala ne lui conférait pas un caractère tout à fait particulier."
Vue de la nouvelle esplanade, ou du petit monticule proche, la résidence des Dalaï Lamas se présente non pas comme un château sur une hauteur mais comme un ensemble de bâtiments se côtoyant et s'étageant sur toute la colline.
On distingue nettement deux palais superposés.
Le palais blanc a l'aspect d'une robuste forteresse, avec son mur de soutainement imposant, flanqué de quelques tours à l'allure défensive.
Le palais rouge, au dessus, semble s'appuyer sur cette solidité et en profiter pour s'élever.
Les nombreuses ouvertures, les lignes dorées des toits qui le surplombent donnent à cet ensemble hétéroclite et massif un peu plus de légèreté.
On dit parfois que la superposition des couleurs du Potala rappelle la dualité spirituelle et temporelle du pouvoir qui s'est jadis exercé ici. Le rouge du "I" et la blancheur du "E", les "rois blancs" soutenant la "pourpre" de l'habit monastique ? Pourquoi pas ? A moins qu'on ne voie au contraire dans cette symbolique rimbaldienne le "sang craché" du pouvoir sur la "candeur" de la vie spirituelle.
Il y a aussi une kora du Potala. Le chemin est bordé de moulins à prières et jalonné de stèles, de chörtens et de quelques chapelles. Pour le non pratiquant, c'est une agréable promenade et l'occasion de voir le palais sous tous les angles et toutes les coutures.
Et le reste ?
En deux jours, il était impossible de visiter tous les sanctuaires qui existent dans et aux alentours de Lhassa.
Dans la vieille ville, nous avons consacré quelques heures aux magasins d'artisanat et aux boutiques qui vendent l'attirail touristique à ramener chez soi : moulins à prières, drapeaux, tapis.
Le Barkhor et ses environs comptent encore de belles maisons anciennes et de nombreux temples, parfois ssez singuliers, comme le Karmashar, un des lieux où se rendaient les oracles et où l'on est accueilli par une figure grimaçante peinte sur une espèce d'outre en peau de porc.
Dans le quartier musulman, la communauté Kachee (musulmans tibétains de souche) est assez importante et se voit adjoindre un nombre croissant de Hui (musulmans chinois venus principalement du Yunan). La mosquée ést très fréquentée aux heures de prière.
Le temple de Ramoché, proche de notre parking d'hôtel, contient la deuxième statue du Jowo, le Jowo Mikyoba, qui fait l'objet d'un culte aussi important que celle du Jokhang.
En certains endroits, il y avait foule ; d'autres étaient étrangement vides et calmes, une nonne ou un moine semblant être les seuls occupants.
Au moment de quitter Lhassa, je m'interroge.
Qu'avons-nous vu ?
Des sanctuaires en proie au sacrilège de la modernisation ?
Une ville sainte dépossédée de son âme ("Rome n'est plus dans Rome", etc) ?
Lhassa, après tout, n'a-t-elle pas le droit d'être une capitale comme une autre, un peu sainte, un peu touristique, un peu moderne, un peu belle et un peu moche, très banale en somme ?
Derrière l'avenue de Pékin, nous avons trouvé des quartiers ordinaires, croisé des Tibétains et des Chinois qui n'étaient ni des pélerins ni des colons.
Dans les rues, sur les marchés, la vie quotidienne suit son petit train-train.
Dans les cours d'immeubles, la lessive se fait dehors, mais dans des machines à laver.
Des paraboles posées au sol servent à concentrer les rayons du soleil pour faire chauffer l'eau. A l'inverse, un wok peut faire office d'antenne wifi.
Vie traditionnelle et monde moderne, adaptation à un univers technologique envahissant, rien de plus normal.
Lhassa est toujours dans Lhassa. C'est nous qui partons.
38 De Lhassa à Shangri La
(Billet du 23 octobre 2015) :Au moment de quitter Lhassa en direction de l'est, les autorités nous imposent un second guide, officiellement pour des raisons de sécurité et en raison de l'importance de notre groupe (16 personnes). Ce nouvel arrivant voyagera avec nous, Dhargye s'installant tour à tour dans le 4x4 de Raymond-Lucie et le truck jaune de Charlotte et Xavier.
La partie orientale du Tibet est très différente de la partie occidentale. Les forêts y abondent et elle est accidentée, creusée de profondes vallées dominées par des pics très élevés. Là, coulent des fleuves ou des affluents aux noms tibétains qui s'appelleront, bien plus loin Brahmapoutre, Mékong ou Yang Tsé Kiang.
Les Chinois prisent fort cette région sauvage et verdoyante que certains appellent la "Suisse tibétaine".
Les cols dépassent rarement 5000 mètres mais la route descend souvent très bas au fond des gorges pour repartir de plus belle à l'assaut du col suivant, par d'interminables séries de lacets. De plus, comme nos bivouacs sont parfois aux alentours de 2000 mètres, ces dénivelés et pourcentages importants ne font pas du tout les affaires de Tirésias, qui n'est toujours pas réparé.
En outre, mieux vaut ne pas avoir le vertige. Les à-pics sont impressionnants et il n'y a souvent aucun parapet ni rail de sécurité. Quand on croise un véhicule venant en sens inverse et qu'il faut serrer à droite au bord du précipice, le passager doit avoir le cœur bien accroché ! Sans être vraiment dangereux, certains passages demandent quand-même une extrême attention. C'est exaltant, mais parfois stressant et toujours fatigant.
Enfin, la G 318, baptisée "route de l'amitié" est dans un état beaucoup plus médiocre que la G 219. Nous avons dû rouler presque tous les jours, parfois longuement, sur des portions de chaussée en travaux, dans des conditions précaires. Heureusement qu'il n'a pas plu et que nous n'avons trouvé de neige qu'en haut des cols.
Première étape : Lhassa - Linzhi
Cette longue étape nous fait passer par plusieurs cols, souvent enneigés au sommet.
En chemin, nous croisons des pélerins en route vers le Jokhang, dans la même attitude que celle que nous avons vue aux abords du temple. Ils font deux ou trois pas, selon leur taille, et s'allongent pour se prosterner, avant de reprendre leur marche.
D'où viennent-ils et quelle distance parcourent-ils ainsi ?
Ils partent de leur village, très exactement du seuil de leur maison et effectuent cette série de prosternations juqu'à Lhassa. Cela peut représenter plusieurs centaines de kilomètres, pendant des mois.
De quoi vivent-ils ? Certains bénéficient d'une petite logistique ; ils sont accompagnés d'une ou deux personnes de leur famille, qui portent l'eau, la nourriture et le nécessaire de voyage, sur le dos ou en traînant une petite carriole à bras. Mais beaucoup marchent seuls et ne vivent que de la charité et de l'hospitalité qu'on peut leur accorder le long des routes et dans les hameaux où ils peuvent se reposer pour la nuit.
Autrefois, ils marchaient sur des chemins, mais aujourd'hui, leur pélerinage se fait sur des routes où la circulation est importante. A les voir ainsi s'allonger sur le goudron, au milieu des vapeurs d'essence ou de gazole, on se dit qu'ils font preuve d'encore plus d'abnégation que leurs ancêtres.
Linzhi est le nom tibétain de Nyingchi. C'est une ville toute neuve, dont les buildings semblent sortir de terre sous nos yeux en temps réel, un pôle de colonisation de plus, mais d'une dimension encore supérieure. Le gouvernement de Pékin installe ici des dizaines de milliers de Chinois transplantés. Amèrement, les Tibétains disent que le nom de la ville (jeu de mots intraduisible) indique désormais la disproportion entre les deux populations.
La route est bonne et devient même excellente dans les derniers kilomètres, où elle se termine par une autoroute. Pour la première fois depuis bien longtemps, nous nous trouvons en dessous de 3000 mètres.
Avant de quitter Lhassa, l'agence Greatway nous a fait savoir par courriel que, désormais, nous ne pourrions plus dormir dans nos véhicules et aurions l'obligation de prendre une chambre d'hôtel tous les soirs. Pour notre sécurité, cela va sans dire... Nous avons bien l'intention d'ignorer cet avertissement et faisons confiance à Dhargye pour nous obtenir au cas par cas les autorisations nécessaires. De fait, en ce premier jour, la chose ne semble pas facile mais, après deux tentatives infructueuses, il obtient l'accord de la police locale et nous pouvons nous installer au fond d'un parking (moyennant finance, bien entendu).
Deuxième étape : Nyingchi-Bomi
Cette deuxième journée a été très longue et la dernière partie du parcours épouvantable.
Au matin, la visite du temple Lamaling nous oblige à faire un long détour, par une petite route qui suit quelque temps la rivière avant de s'engager dans une zone plus boisée. Le monastère est situé un peu en hauteur. Une fois dans l'enceinte, on accède au temple proprement dit par un escalier assez raide. Des panneaux invitent le visiteur à s'acquitter d'un droit d'entrée, à suivre quelques règles de bonne conduite... et à se méfier des chèvres, qui peuvent se montrer agressives.
Les niveaux superposés de l'édifice lui donnent l'allure d'une pagode et le toit a une couleur différente aux quatre points cardinaux. A l'intérieur du sanctuaire, nous cherchons partout sans la trouver l'empreinte du pied de Guru Rimpoche. Dhargye vient à notre secours et en profite pour nous faire un cours sur le sens du terme "Rimpoche", qui ne s'applique pas qu'au deuxième Bouddha, ce qui donne à certain(e)(s) l'occasion de fayoter un peu : "Moi, je le savais, Msieur !"
C'était une belle matinée. La suite sera plus difficile. La route s'enfonce dans les montagnes. Comme on nous l'a annoncé, le relief et la végétation sont plutôt de type alpin. Sur les pentes, les forêts s'étagent à perte de vue et les feuillus commencent à peine à prendre les couleurs de l'automne. Nous franchissons des cols, plongeons au fond de gorges étroites, longeons des rivières tumultueuses, jusqu'à déboucher dans une plaine assez vaste où commence la forêt de Lulang. Cette étendue de pins et d'épicéas, immense et unique au monde, s'étend à perte de vue dans la vallée, entre les monts qui la dominent. Malheureusement, il faut payer pour accéder au site aménagé et pouvoir admirer la mer végétale depuis les postes d'observation qui jalonnent le tracé.
Nous commençons à nous lasser de ce racket permanent. Passe encore pour les monuments, mais pour les sites naturels... En outre, nos guides semblent un peu inquiets et nous conseillent de ne pas trop nous attarder car la dernière partie du parcours s'annonce difficile.
Ils avaient raison ! Plus loin, nous tombons dans une affreuse zone de travaux. La route est en complète réfection et, pour l'instant, tous les véhicules circulent sur une piste étroite, pleine de trous, de bosses et de pierres, très accidentée... et accidentogène. Aucune circulation alternée n'a été mise en place et nous nous retrouvons prisonniers d'un embouteillage mêlant camions et voitures. Dans les redémarrages en côte, Tiresias, en manque de puissance, a parfois du mal à s'arracher des ornières et des roches qui roulent sous ses roues.
Nous arrivons à Bomi à la nuit. Décidément, c'est à l'est de Lhassa que la route est la plus difficile.
La situation actuelle ne devrait cependant pas durer car nous voyons partout des tunnels et des viaducs en cours de construction. Il faudra repasser par ici dans un an ou deux !
Troisième étape : de Bomi à Baxoi
Dhargye a bien fait de couper en deux la journée initialement prévue. Je ne vois pas comment nous aurions pu faire Nyinchi-Baxoi d'une seule traite, étant donné l'état de la route d'hier.
La troisième étape a été plus facile, même si la route est toujours aussi spectaculaire.
Nous avons tous besoin de nous poser quelque part dans cette nature que nous ne faisons que traverser, et obtenons de nos guides le droit de passer quelques heures de farniente au bord du lac Ranwu, bordé de quelques villages tibétains. Le cadre est tout simplement merveilleux. Pique-nique de groupe au bord de l'eau avec, en arrière plan, le décor extraordinaire de sommets enneigés qui culminent à des hauteurs déraisonnables, balades, innombrables photos. L'arrivée d'un groupe de chinois surexcités vient mettre un point d'orgue à cette belle demi-journée.
On se croirait presque en vacances, mais il faut repartir. On nous attend au check-point !
Dans le dernier col avant Baxoi, nous sommes encore bloqués longuement par un camion renversé au milieu de la route. Les 4x4 parviennent à passer par un trou de souris, mais nous n'arrivons sur le parking d'hôtel qu'à la nuit tombée.
Baxoi est un gros village modernisé mais qui est resté très rural. Dans la rue principale, le bétail se mêle à la circulation. Il y a même une étable au fond de la cour où nous sommes installés.
Quatrième étape : de Baxoi à Markam
Au matin, après avoir déjeuné en regardant passer les yaks qui sortent tranquillement de leur étable et se faufilent entre nos véhicules pour aller vagabonder Dieu sait où dans les rues du village, nous partons pour Barkham.
La route est de nouveau en cours de construction. Après avoir passé deux cols, nous roulons dans une plaine large et poussiéreuse, qui nous fait passer par le monastère de Zuo Gong.
Zuogong n'est pas un lieu touristique. C'est un monastère très actif, situé près du village de Wamda, dans une région qui a connu récemment quelques incidents.
Notre courte visite en ces lieux restera sans doute un des moments les plus authentiques, et les moins descriptibles de notre séjour au Tibet.
Nous avons assisté à l'assemblée des moines dans le temple.
Ils sont une bonne cinquantaine, assis en tailleur, immobiles, drapés dans leurs habits de couleur pourpre, un bol devant eux, psalmodiant au rythme d'une trompe et d'un tambourin. Un maître de cérémonie règle le concert des voix. Mais sont-ce bien des voix, ces sons d'une profondeur et d'une tonalité inconnues, dont chaque participant ne semble être que l'instrument ?
On pourrait rester là pendant des heures pour profiter de ce moment exceptionnel, des jours et des mois pour essayer d'en percer le mystère, ou se faire moine pour ne plus avoir à se poser ce genre de question.
Heureusement, nous ne pouvons pas demeurer plus longtemps. Nous devons regagner nos véhicules et rejoindre au plus vite le prochain check point avant que la route ne soit fermée et livrée aux bulldozers juqu'au lendemain.
Nous franchissons le point de contrôle fatidique in extremis et repartons pour une nouvelle série de cols.
Une centaine de kilomètres avant Barkham, la G 318 rencontre la G 214, que nous suivrons à partir de demain, pour piquer vers le sud, et nous parvenons à notre bivouac du soir.
Cinquième étape : De Markham à Dechen
C'est à Markham que la G 218 et la G 214 se séparent. La première part vers le nord pour traverser le Sichuan via Chengdu, et au delà, atteindre Xian et Pékin. La deuxième oblique résolument au sud en direction du Yunan, via Lijiang, Dali et, plus loin, Kunming.
C'est notre route.
C'est aussi notre dernier jour au Tibet.
Ce soir, nous serons dans la province du Yunan.
Est-ce parce que nous savons que nous ne verrons bientôt plus ces paysages que nous les trouvons encore plus beaux ? C'est comme si cette dernière partie du trajet était la plus marquante depuis notre départ de Lhassa.
Les dénivelés sont plus importants que jamais. Les sommets des cols, toujours enneigés, offrent des points de jamais vu. Les descentes sont vertigineuses et nous font plonger dans des gorges où coulent des rivières et des fleuves partis pour de longs cours dans toute l'Asie : Le Salouen vers la Birmanie, Le Mékong vers le Laos, le Yang Tse Kiang vers la Chine.
Quelques kilomètres avant le denier check point du Tibet, nous faisons halte à Yanjing, près d'une église catholique. Construite au XIXème siècle par un missionnaire français, elle reste la seule en activité de tout le Tibet. A l'extérieur, elle ressemble en tous points à un temple bouddhiste. Il faut pénétrer à l'intérieur pour découvrir une vaste nef, aux proportions harmonieuses. Sobrement décorée, elle peut recevoir plus de 500 fidèles.
Depuis deux jours, nous voyons des vignes dans le paysage, signe que le climat se radoucit de plus en plus.
A Yanjing, nous trouvons même du vin. Sans doute la viticulture s'est-elle développée ici sous l'influence des prêtres qui se sont succédé dans l'église ! Nous parvenons à acheter quelques litres de la production locale.
Ce n'est certes pas du Madiran ni du Gaillac mais, au bivouac, il sera très apprécié.
Un dernier check-point et nous allons quitter le Tibet. Depuis Kashgar, combien de ces postes avons-nous rencontrés, tenus tantôt par des policiers, tantôt par des militaires. Des dizaines, sans doute. A quoi servent-ils ? A rien, sinon à multiplier les tracasseries pour bien montrer que le pays est sous tutelle. Ce n'est jamais tout à fait la même chose. Sortir du véhicule ou pas ? Tous les passagers ou le "driver" seul ? Les passeports suffisent-ils ou faut-il aussi les permis de conduire ? Ah ! ils veulent voir les plaques d'immatriculation. Toutes ou une seule pour tout le groupe ? Évidemment, rien ne peut être efficacement contrôlé. Le plus important est d'être en règle pour le permis de séjour au Tibet, mais cela, c'est Dhargye qui s'en charge.
Officiellement, Shangri La fait déjà partie du Yunan, mais, historiquement, la région appartient au Tibet. La partie la plus intéressante du parcours d'aujourd'hui est le passage à proximité de la boucle de la rivière Jinsha.
Le Jīnshājiāng n'est autre que le nom donné au cours supérieur du Yang Tsé Kiang. A partir d'ici, au lieu de continuer à couler vers le sud, comme les autres grands fleuves qui prennent leur source au Tibet, en direction de l'Inde, de la Birmanie et du Laos, le Yangtsé effectue une boucle à 180 degrés. Plus loin, après son passage dans les gorges du "Saut du tigre" et quelques autres virages, il prendra définitivement la direction de l'est pour aller se jeter en mer de Chine, du côté de Shanghaï.
Mauvaise surprise : La terrasse naturelle qui permet d'avoir le meilleur point de vue sur le site est clôturée et l'accès en est payant, ce qui nous oblige à quelques filouteries qui ne sont plus de notre âge.
Cela en vaut la peine. Que serait la chine sans le bassin du Yang Tsé Kiang ? Et que serait le cours du Yang Tsé sans cet accident géologique ? Photo !
Shangri La est un drôle d'endroit. Plus qu'une ville, c'est un centre touristique. Son nom même est usurpé, tiré de la prétendue localisation de la vallée tibétaine imaginaire du roman de James Hilton et du film de Franck Capra.
Ce pourrait être une utopie montagnarde ; ce n'est qu'une trivialité commerciale. Et le monastère de Songzanlin n'est certainement pas la lamasserie de la vallée parfaite. Tickets, circuit imposé en bus, parc d'attraction etc. C'est décourageant. N'y allons pas.
Ne gâchons pas nos beaux souvenirs du Tibet par une "sad end" aussi racoleuse.
Cherchons plutôt un bon restaurant pour fêter dignement les adieux de nos guides tibétains, dont la mission s'achève ici. Ils nous étaient imposés mais ils nous ont été indispensables et nous nous sommes vraiment bien entendus.
Continuez à nous suivre sur www.periegeses.net pour la suite du voyage avec notre nouveau guide chinois, dont les aventures vous seront prochainement contées.
Michel