"Kαὶ τάχα δὴ ἀκούουσι βοώντων τῶν στρατιωτῶν - θάλασσα θάλασσα - καὶ παρεγγυώντων"
"Lhassa ! Lhassa !"
Nous voici devant le Potala.
La longue anabase que nous venons d'effectuer sur le plateau tibétain vaut bien celle des Dix-mille et nous avons gagné le droit de crier notre joie dans une exclamation presque similaire.
Songeons à ces longs siècles pendant lesquels la ville sainte fut interdite aux étrangers et pensons à Alexandra David Néel, arrivée clandestinement en ces lieux, déguisée en pélerine mendiante, et contemplant le but de son voyage dans un mélange de crainte et de jubilation :
"sans que nul ne se doute que, pour la première fois depuis que la terre existe, une femme étrangère a contemplé la ville interdite".
Quant à nous, nous sommes venus de Toulouse par la route, tout simplement. Certes, c'est un long voyage, qui demande du temps et une bonne préparation, mais c'est possible. En 2015, même si Lhassa n'est pas complètement ouverte aux étrangers, elle est accessible, avec les autorisations nécessaires. De plus, elle devient un haut lieu du tourisme intérieur pour les Chinois.
Ces derniers, qui n'ont besoin d'aucun permis particulier pour se rendre au Tibet, sont même incités à s'y installer, si bien que les Tibétains sont déjà minoritaires dans ce qui devient une métropole comme une autre.
La ville a plus changé depuis le début du XXIème siècle que pendant les deux derniers millénaires. Plus de la moitié des maisons traditionnelles ont été abattues afin de remodeler le tracé des rues et d'"aérer" le centre, éventré par une artère baptisée, naturellement, avenue de Pékin. Face au Potala, les bulldozers ont rasé un quartier entier, remplacé par une vaste esplanade et un monument à la gloire de la "révolution" de 1959. Les abords du sanctuaire du Jokhang ont été dégagés pour faire place à un large espace dallé plus propice au tourisme, au commerce.. et aux contrôles. Le circuit du Barkhor, circambulation sacrée dans le cœur même de la cité, le long des rues qui entourent le temple, s'en est trouvé rétréci et chamboulé.
A la place des anciennes boutiques, le long des rues rénovées ou des larges boulevards qui la quadrillent aujourd'hui, Lhassa voit pousser des centres commerciaux, des boutiques de mode, des hôtels, des karaokés, de boîtes de nuit. La mise en service d'un fast-food KFC est même annoncée.
Il faut chercher les quelques bouibouis tibétains où l'on peut encore se restaurer, et les guesthouses bon marché, qui accueillaient autrefois les rares voyageurs parvenus jusqu'ici, ont disparu. Celles qui ont résisté se sont adaptées et, une fois restaurées, ont parfois décuplé leurs prix.
Malgré les protestations, le processus s'est accéléré dans les dix dernières années.
Certes, la Lhassa d'autrefois n'était pas un joyau. Les récits des premiers voyageurs décrivent une bourgade misérable triste, grise, envahie par les chiens errants, insalubre, et surtout épouvantablement sale. C'est d'ailleurs parce qu'elle se lavait trop souvent qu'Alexandra David Néel fut démasquée, malgré sa tenue de mendiante !
La vie n'y était pas plus douce non plus, sous la férule d'un régime théocratique. Les moines étaient plus nombreux que les habitants, et, bouddhisme ou pas, les punitions n'avaient rien à envier à celles des états voisins. Mutilations, lapidations, exécutions capitales étaient des châtiments courants et les détenus s'entassaient nombreux, dans les prisons-mouroirs. Si l'on ajoute à cela l'étonnante pérennité du servage, légal et institutionnel jusqu'en 1959, on comprend mieux que l'Armée Populaire ait pu dans un premier temps se présenter comme libératrice.
Il n'empêche. Sans idéaliser le passé, il est trop évident que le présent fait rimer modernisation avec colonisation.
La kora du Barkhor
Le Barkhor est à la fois un quartier et un circuit de pélerinage.
Malgré les multiples contrôles et les mesures d'intimidation, les pélerins sont présents et bien que nous ne soyons pas en période de fête, l'affluence est considérable.
Devant le temple, nous assistons à de longues séries de prosternations. Chaque fidèle ayant déplié devant lui un tapis ou une couverture commence par se placer debout, les mains le long du corps, puis jointes, touchant successivement le front, le bas du visage, et la poitrine. Il s'allonge ensuite de tout son long, selon un mouvement bien décomposé. Fléchissant le buste, il laisse tomber ses mains sur deux sortes de patins sur lesquels il s'appuie pour glisser vers l'avant sans poser les genoux, jusqu'à se trouver complètement allongé, front contre le tapis.
Il ramène alors ses deux mains jointes au dessus de la tête, puis saisit à nouveau ses patins pour effectuer le mouvement inverse et se relève, les bras le long du corps. Il ne reste plus qu'à répéter le mouvement. Combien de fois ? Des centaines, des milliers de fois, cela dépend..
La prosternation s'effectue aussi en marchant. Tout au long du Barkhor, beaucoup d'hommes et de femmes font trois pas, se prosternent, se relèvent, font trois nouveaux pas, et poursuivent ainsi leur chemin. Du matin au soir, il semble que cela ne s'arrête jamais et, comme en d'autres lieux de cultes très anciens, on a l'impression d'assister à une scène toujours répétée depuis des siècles et pour l'éternité.
A plusieurs reprises, le Barkhor a été le lieu de manifestations qui ont attiré l'attention des médias occidentaux. Aussi, la Kora se déroule-t-elle sous une présence policière et militaire qui frôle la provocation. On n'accède au périmètre qu'en passant sous des portiques de détection et tout le parcours est jalonné de postes de contrôle. Les policiers peuvent être tibétains mais les militaires sont tous chinois. Que penser de ces soldats armés qui remontent le flot des fidèles à contre courant? En tout autre endroit sacré, cette omniprésence des forces de l'ordre provoquerait probablement des incidents quotidiens. Mais en dehors des scènes d'émeutes et de répression violentes qui secouent parfois le quartier, celui-ci vit avant tout sa vie religieuse, même si, dans cette occupation silencieuse de ce qui reste de l'enceinte sacrée, on devine une farouche volonté de résistance, et si, en tendant l'oreille, dans le murmure inintelligible des prières marmonnées, on perçoit comme une colère muette.
Le sanctuaire de Jokhang
On pourrait qualifier le Jokhang de Saint des saints car il représente le cœur du bouddhisme tibétain. C'est le sanctuaire le plus vénéré du pays. Il abrite une des deux statues du Bouddha amenées d'Inde au VIIème siècle par les épouses chinoise et népalaise du roi Songtsen Gampo : celle du Jowo Sakyamuni. Elle est si ancienne que, selon certaines sources, elle aurait été sculptée du vivant même de Siddhārtha. Pour d'autres, elle serait, comme certaines icônes orthodoxes," ἀχειροποίητος". Pourtant, si elle n'a pas été "faite de main d'homme", certains n'ont pas hésité à porter la leur sur elle et, dans l'histoire, elle a connu maintes vicissitudes. Ces sacrilèges ne font que renforcer la ferveur dont elle fait l'objet.
Nous avons pu entrer en même temps que les fidèles, à une heure où toutes les chapelles étaient encore ouvertes. L'accès des touristes s'effectue par une entrée séparée. Une fois passées la porte principale et les quatre grandes statues des Rois gardiens, on accède à la cour destinée aux cérémonies officielles, puis au temple proprement dit, où l'on retrouve la foule qui se presse en file indienne depuis l'extérieur.
La salle principale du sanctuaire contient plusieurs statues imposantes, dont celle de Guru Rimpoche. En un défilé ininterrompu, les pélerins effectuent en silence le tour complet du sanctuaire, dans le sens habituel des aiguilles d'une montre. Le pourtour est bordé de dizaines de chapelles dédiées à différentes manifestations du Bouddha. Elles sont toutes clôturées par une grille ouvragée que l'on ne peut franchir que par une porte très étroite. La file entre et sort successivement de chacune de ces minuscules cellules. A l'intérieur,la kora continue et, toujours en tournant autour d'une sorte d'autel central, les fidèles déposent leurs offrandes au pied des différentes statues. Ils offrent, comme ailleurs, des billets de banque, mais ils versent aussi dans des jarres le beurre de yak liquide qu'ils ont apporté avec eux. L'odeur très particulière, forte et âcre, mêlée à la fumée des bâtonnets d'encens et des lampes, prend à la gorge. Des moines s'activent pour récupérer les dons, vider les récipients quand ils sont pleins. Pas un mot n'est prononcé.
Devant la chapelle principale, celle du Jowo, il y a tant d'affluence que je n'ai pas osé entrer. Je suis resté devant la porte, une des plus anciennes œuvres d'art du Tibet, au milieu des prières et des prosternations.
Je me fais petit, sachant que je suis à peu près aussi discret qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Tout le monde est très gentil. On s'efface pour me laisser passer, mais je me demande ce que ces gens pensent, au fond, de mon attitude.
Le Potala
Et le Potala, alors ?
Ah oui ! le Potala !
Nous n'y sommes pas allés.
Plus exactement, après quelques hésitations - car nous ne sommes pas près de repasser par ici - nous avons décidé de ne pas en visiter l'intérieur.
Le prix demandé, d'abord, nous a choqués. Cinquante euros par personne, nous aurions certes pu les payer, et nous l'aurions certainement fait si l'aspect financier avait été le seul motif de nos réticences.
Mais les conditions de visite étaient tout aussi dissuasives. Il fallait réserver sa place à l'avance dans une agence agréée (qui prélève plus qu'une dîme), se présenter à une heure très précise et effectuer le parcours en un temps donné, sans possibilité de s'attarder dans telle ou telle salle ni de revenir sur ses pas.
Enfin, l'aspect politique de cette visite organisée et militairement encadrée a achevé de nous décider. Si j'étais un jour forcé de quitter mon pays, je n'aimerais pas que la police fasse visiter ma maison en mon absence.
Cette décision ne nous a pas empêchés de venir plusieurs fois au pied de la colline, de jour et de nuit, ni d'en faire le tour.
D'ailleurs, dans le Voyage d'une Parisienne à Lhassa, Alexandra David Néel est assez sévère avec la décoration des salles du palais et les conditions de visite (déjà !), et s'attache surtout à décrire sa place dans la ville et le "caractère" qu'il lui donne, comme l'Acropole d'Athènes ou Sainte Sophie de Constantinople.
"Si beau que soit le paysage encadrant Lhassa, il ne retiendrait cependant pas l’attention dans un pays riche, comme est le Thibet, en sites d’une majesté exceptionnelle, si le Potala ne lui conférait pas un caractère tout à fait particulier."
Vue de la nouvelle esplanade, ou du petit monticule proche, la résidence des Dalaï Lamas se présente non pas comme un château sur une hauteur mais comme un ensemble de bâtiments se côtoyant et s'étageant sur toute la colline.
On distingue nettement deux palais superposés.
Le palais blanc a l'aspect d'une robuste forteresse, avec son mur de soutainement imposant, flanqué de quelques tours à l'allure défensive.
Le palais rouge, au dessus, semble s'appuyer sur cette solidité et en profiter pour s'élever.
Les nombreuses ouvertures, les lignes dorées des toits qui le surplombent donnent à cet ensemble hétéroclite et massif un peu plus de légèreté.
On dit parfois que la superposition des couleurs du Potala rappelle la dualité spirituelle et temporelle du pouvoir qui s'est jadis exercé ici. Le rouge du "I" et la blancheur du "E", les "rois blancs" soutenant la "pourpre" de l'habit monastique ? Pourquoi pas ? A moins qu'on ne voie au contraire dans cette symbolique rimbaldienne le "sang craché" du pouvoir sur la "candeur" de la vie spirituelle.
Il y a aussi une kora du Potala. Le chemin est bordé de moulins à prières et jalonné de stèles, de chörtens et de quelques chapelles. Pour le non pratiquant, c'est une agréable promenade et l'occasion de voir le palais sous tous les angles et toutes les coutures.
Et le reste ?
En deux jours, il était impossible de visiter tous les sanctuaires qui existent dans et aux alentours de Lhassa.
Dans la vieille ville, nous avons consacré quelques heures aux magasins d'artisanat et aux boutiques qui vendent l'attirail touristique à ramener chez soi : moulins à prières, drapeaux, tapis.
Le Barkhor et ses environs comptent encore de belles maisons anciennes et de nombreux temples, parfois ssez singuliers, comme le Karmashar, un des lieux où se rendaient les oracles et où l'on est accueilli par une figure grimaçante peinte sur une espèce d'outre en peau de porc.
Dans le quartier musulman, la communauté Kachee (musulmans tibétains de souche) est assez importante et se voit adjoindre un nombre croissant de Hui (musulmans chinois venus principalement du Yunan). La mosquée ést très fréquentée aux heures de prière.
Le temple de Ramoché, proche de notre parking d'hôtel, contient la deuxième statue du Jowo, le Jowo Mikyoba, qui fait l'objet d'un culte aussi important que celle du Jokhang.
En certains endroits, il y avait foule ; d'autres étaient étrangement vides et calmes, une nonne ou un moine semblant être les seuls occupants.
Au moment de quitter Lhassa, je m'interroge.
Qu'avons-nous vu ?
Des sanctuaires en proie au sacrilège de la modernisation ?
Une ville sainte dépossédée de son âme ("Rome n'est plus dans Rome", etc) ?
Lhassa, après tout, n'a-t-elle pas le droit d'être une capitale comme une autre, un peu sainte, un peu touristique, un peu moderne, un peu belle et un peu moche, très banale en somme ?
Derrière l'avenue de Pékin, nous avons trouvé des quartiers ordinaires, croisé des Tibétains et des Chinois qui n'étaient ni des pélerins ni des colons.
Dans les rues, sur les marchés, la vie quotidienne suit son petit train-train.
Dans les cours d'immeubles, la lessive se fait dehors, mais dans des machines à laver.
Des paraboles posées au sol servent à concentrer les rayons du soleil pour faire chauffer l'eau. A l'inverse, un wok peut faire office d'antenne wifi.
Vie traditionnelle et monde moderne, adaptation à un univers technologique envahissant, rien de plus normal.
Lhassa est toujours dans Lhassa. C'est nous qui partons.