Au moment de quitter Lhassa en direction de l'est, les autorités nous imposent un second guide, officiellement pour des raisons de sécurité et en raison de l'importance de notre groupe (16 personnes). Ce nouvel arrivant voyagera avec nous, Dhargye s'installant tour à tour dans le 4x4 de Raymond-Lucie et le truck jaune de Charlotte et Xavier.
La partie orientale du Tibet est très différente de la partie occidentale. Les forêts y abondent et elle est accidentée, creusée de profondes vallées dominées par des pics très élevés. Là, coulent des fleuves ou des affluents aux noms tibétains qui s'appelleront, bien plus loin Brahmapoutre, Mékong ou Yang Tsé Kiang.
Les Chinois prisent fort cette région sauvage et verdoyante que certains appellent la "Suisse tibétaine".
Les cols dépassent rarement 5000 mètres mais la route descend souvent très bas au fond des gorges pour repartir de plus belle à l'assaut du col suivant, par d'interminables séries de lacets. De plus, comme nos bivouacs sont parfois aux alentours de 2000 mètres, ces dénivelés et pourcentages importants ne font pas du tout les affaires de Tirésias, qui n'est toujours pas réparé.
En outre, mieux vaut ne pas avoir le vertige. Les à-pics sont impressionnants et il n'y a souvent aucun parapet ni rail de sécurité. Quand on croise un véhicule venant en sens inverse et qu'il faut serrer à droite au bord du précipice, le passager doit avoir le cœur bien accroché ! Sans être vraiment dangereux, certains passages demandent quand-même une extrême attention. C'est exaltant, mais parfois stressant et toujours fatigant.
Enfin, la G 318, baptisée "route de l'amitié" est dans un état beaucoup plus médiocre que la G 219. Nous avons dû rouler presque tous les jours, parfois longuement, sur des portions de chaussée en travaux, dans des conditions précaires. Heureusement qu'il n'a pas plu et que nous n'avons trouvé de neige qu'en haut des cols.
Première étape : Lhassa - Linzhi
Cette longue étape nous fait passer par plusieurs cols, souvent enneigés au sommet.
En chemin, nous croisons des pélerins en route vers le Jokhang, dans la même attitude que celle que nous avons vue aux abords du temple. Ils font deux ou trois pas, selon leur taille, et s'allongent pour se prosterner, avant de reprendre leur marche.
D'où viennent-ils et quelle distance parcourent-ils ainsi ?
Ils partent de leur village, très exactement du seuil de leur maison et effectuent cette série de prosternations juqu'à Lhassa. Cela peut représenter plusieurs centaines de kilomètres, pendant des mois.
De quoi vivent-ils ? Certains bénéficient d'une petite logistique ; ils sont accompagnés d'une ou deux personnes de leur famille, qui portent l'eau, la nourriture et le nécessaire de voyage, sur le dos ou en traînant une petite carriole à bras. Mais beaucoup marchent seuls et ne vivent que de la charité et de l'hospitalité qu'on peut leur accorder le long des routes et dans les hameaux où ils peuvent se reposer pour la nuit.
Autrefois, ils marchaient sur des chemins, mais aujourd'hui, leur pélerinage se fait sur des routes où la circulation est importante. A les voir ainsi s'allonger sur le goudron, au milieu des vapeurs d'essence ou de gazole, on se dit qu'ils font preuve d'encore plus d'abnégation que leurs ancêtres.
Linzhi est le nom tibétain de Nyingchi. C'est une ville toute neuve, dont les buildings semblent sortir de terre sous nos yeux en temps réel, un pôle de colonisation de plus, mais d'une dimension encore supérieure. Le gouvernement de Pékin installe ici des dizaines de milliers de Chinois transplantés. Amèrement, les Tibétains disent que le nom de la ville (jeu de mots intraduisible) indique désormais la disproportion entre les deux populations.
La route est bonne et devient même excellente dans les derniers kilomètres, où elle se termine par une autoroute. Pour la première fois depuis bien longtemps, nous nous trouvons en dessous de 3000 mètres.
Avant de quitter Lhassa, l'agence Greatway nous a fait savoir par courriel que, désormais, nous ne pourrions plus dormir dans nos véhicules et aurions l'obligation de prendre une chambre d'hôtel tous les soirs. Pour notre sécurité, cela va sans dire... Nous avons bien l'intention d'ignorer cet avertissement et faisons confiance à Dhargye pour nous obtenir au cas par cas les autorisations nécessaires. De fait, en ce premier jour, la chose ne semble pas facile mais, après deux tentatives infructueuses, il obtient l'accord de la police locale et nous pouvons nous installer au fond d'un parking (moyennant finance, bien entendu).
Deuxième étape : Nyingchi-Bomi
Cette deuxième journée a été très longue et la dernière partie du parcours épouvantable.
Au matin, la visite du temple Lamaling nous oblige à faire un long détour, par une petite route qui suit quelque temps la rivière avant de s'engager dans une zone plus boisée. Le monastère est situé un peu en hauteur. Une fois dans l'enceinte, on accède au temple proprement dit par un escalier assez raide. Des panneaux invitent le visiteur à s'acquitter d'un droit d'entrée, à suivre quelques règles de bonne conduite... et à se méfier des chèvres, qui peuvent se montrer agressives.
Les niveaux superposés de l'édifice lui donnent l'allure d'une pagode et le toit a une couleur différente aux quatre points cardinaux. A l'intérieur du sanctuaire, nous cherchons partout sans la trouver l'empreinte du pied de Guru Rimpoche. Dhargye vient à notre secours et en profite pour nous faire un cours sur le sens du terme "Rimpoche", qui ne s'applique pas qu'au deuxième Bouddha, ce qui donne à certain(e)(s) l'occasion de fayoter un peu : "Moi, je le savais, Msieur !"
C'était une belle matinée. La suite sera plus difficile. La route s'enfonce dans les montagnes. Comme on nous l'a annoncé, le relief et la végétation sont plutôt de type alpin. Sur les pentes, les forêts s'étagent à perte de vue et les feuillus commencent à peine à prendre les couleurs de l'automne. Nous franchissons des cols, plongeons au fond de gorges étroites, longeons des rivières tumultueuses, jusqu'à déboucher dans une plaine assez vaste où commence la forêt de Lulang. Cette étendue de pins et d'épicéas, immense et unique au monde, s'étend à perte de vue dans la vallée, entre les monts qui la dominent. Malheureusement, il faut payer pour accéder au site aménagé et pouvoir admirer la mer végétale depuis les postes d'observation qui jalonnent le tracé.
Nous commençons à nous lasser de ce racket permanent. Passe encore pour les monuments, mais pour les sites naturels... En outre, nos guides semblent un peu inquiets et nous conseillent de ne pas trop nous attarder car la dernière partie du parcours s'annonce difficile.
Ils avaient raison ! Plus loin, nous tombons dans une affreuse zone de travaux. La route est en complète réfection et, pour l'instant, tous les véhicules circulent sur une piste étroite, pleine de trous, de bosses et de pierres, très accidentée... et accidentogène. Aucune circulation alternée n'a été mise en place et nous nous retrouvons prisonniers d'un embouteillage mêlant camions et voitures. Dans les redémarrages en côte, Tiresias, en manque de puissance, a parfois du mal à s'arracher des ornières et des roches qui roulent sous ses roues.
Nous arrivons à Bomi à la nuit. Décidément, c'est à l'est de Lhassa que la route est la plus difficile.
La situation actuelle ne devrait cependant pas durer car nous voyons partout des tunnels et des viaducs en cours de construction. Il faudra repasser par ici dans un an ou deux !
Troisième étape : de Bomi à Baxoi
Dhargye a bien fait de couper en deux la journée initialement prévue. Je ne vois pas comment nous aurions pu faire Nyinchi-Baxoi d'une seule traite, étant donné l'état de la route d'hier.
La troisième étape a été plus facile, même si la route est toujours aussi spectaculaire.
Nous avons tous besoin de nous poser quelque part dans cette nature que nous ne faisons que traverser, et obtenons de nos guides le droit de passer quelques heures de farniente au bord du lac Ranwu, bordé de quelques villages tibétains. Le cadre est tout simplement merveilleux. Pique-nique de groupe au bord de l'eau avec, en arrière plan, le décor extraordinaire de sommets enneigés qui culminent à des hauteurs déraisonnables, balades, innombrables photos. L'arrivée d'un groupe de chinois surexcités vient mettre un point d'orgue à cette belle demi-journée.
On se croirait presque en vacances, mais il faut repartir. On nous attend au check-point !
Dans le dernier col avant Baxoi, nous sommes encore bloqués longuement par un camion renversé au milieu de la route. Les 4x4 parviennent à passer par un trou de souris, mais nous n'arrivons sur le parking d'hôtel qu'à la nuit tombée.
Baxoi est un gros village modernisé mais qui est resté très rural. Dans la rue principale, le bétail se mêle à la circulation. Il y a même une étable au fond de la cour où nous sommes installés.
Quatrième étape : de Baxoi à Markam
Au matin, après avoir déjeuné en regardant passer les yaks qui sortent tranquillement de leur étable et se faufilent entre nos véhicules pour aller vagabonder Dieu sait où dans les rues du village, nous partons pour Barkham.
La route est de nouveau en cours de construction. Après avoir passé deux cols, nous roulons dans une plaine large et poussiéreuse, qui nous fait passer par le monastère de Zuo Gong.
Zuogong n'est pas un lieu touristique. C'est un monastère très actif, situé près du village de Wamda, dans une région qui a connu récemment quelques incidents.
Notre courte visite en ces lieux restera sans doute un des moments les plus authentiques, et les moins descriptibles de notre séjour au Tibet.
Nous avons assisté à l'assemblée des moines dans le temple.
Ils sont une bonne cinquantaine, assis en tailleur, immobiles, drapés dans leurs habits de couleur pourpre, un bol devant eux, psalmodiant au rythme d'une trompe et d'un tambourin. Un maître de cérémonie règle le concert des voix. Mais sont-ce bien des voix, ces sons d'une profondeur et d'une tonalité inconnues, dont chaque participant ne semble être que l'instrument ?
On pourrait rester là pendant des heures pour profiter de ce moment exceptionnel, des jours et des mois pour essayer d'en percer le mystère, ou se faire moine pour ne plus avoir à se poser ce genre de question.
Heureusement, nous ne pouvons pas demeurer plus longtemps. Nous devons regagner nos véhicules et rejoindre au plus vite le prochain check point avant que la route ne soit fermée et livrée aux bulldozers juqu'au lendemain.
Nous franchissons le point de contrôle fatidique in extremis et repartons pour une nouvelle série de cols.
Une centaine de kilomètres avant Barkham, la G 318 rencontre la G 214, que nous suivrons à partir de demain, pour piquer vers le sud, et nous parvenons à notre bivouac du soir.
Cinquième étape : De Markham à Dechen
C'est à Markham que la G 218 et la G 214 se séparent. La première part vers le nord pour traverser le Sichuan via Chengdu, et au delà, atteindre Xian et Pékin. La deuxième oblique résolument au sud en direction du Yunan, via Lijiang, Dali et, plus loin, Kunming.
C'est notre route.
C'est aussi notre dernier jour au Tibet.
Ce soir, nous serons dans la province du Yunan.
Est-ce parce que nous savons que nous ne verrons bientôt plus ces paysages que nous les trouvons encore plus beaux ? C'est comme si cette dernière partie du trajet était la plus marquante depuis notre départ de Lhassa.
Les dénivelés sont plus importants que jamais. Les sommets des cols, toujours enneigés, offrent des points de jamais vu. Les descentes sont vertigineuses et nous font plonger dans des gorges où coulent des rivières et des fleuves partis pour de longs cours dans toute l'Asie : Le Salouen vers la Birmanie, Le Mékong vers le Laos, le Yang Tse Kiang vers la Chine.
Quelques kilomètres avant le denier check point du Tibet, nous faisons halte à Yanjing, près d'une église catholique. Construite au XIXème siècle par un missionnaire français, elle reste la seule en activité de tout le Tibet. A l'extérieur, elle ressemble en tous points à un temple bouddhiste. Il faut pénétrer à l'intérieur pour découvrir une vaste nef, aux proportions harmonieuses. Sobrement décorée, elle peut recevoir plus de 500 fidèles.
Depuis deux jours, nous voyons des vignes dans le paysage, signe que le climat se radoucit de plus en plus.
A Yanjing, nous trouvons même du vin. Sans doute la viticulture s'est-elle développée ici sous l'influence des prêtres qui se sont succédé dans l'église ! Nous parvenons à acheter quelques litres de la production locale.
Ce n'est certes pas du Madiran ni du Gaillac mais, au bivouac, il sera très apprécié.
Un dernier check-point et nous allons quitter le Tibet. Depuis Kashgar, combien de ces postes avons-nous rencontrés, tenus tantôt par des policiers, tantôt par des militaires. Des dizaines, sans doute. A quoi servent-ils ? A rien, sinon à multiplier les tracasseries pour bien montrer que le pays est sous tutelle. Ce n'est jamais tout à fait la même chose. Sortir du véhicule ou pas ? Tous les passagers ou le "driver" seul ? Les passeports suffisent-ils ou faut-il aussi les permis de conduire ? Ah ! ils veulent voir les plaques d'immatriculation. Toutes ou une seule pour tout le groupe ? Évidemment, rien ne peut être efficacement contrôlé. Le plus important est d'être en règle pour le permis de séjour au Tibet, mais cela, c'est Dhargye qui s'en charge.
Officiellement, Shangri La fait déjà partie du Yunan, mais, historiquement, la région appartient au Tibet. La partie la plus intéressante du parcours d'aujourd'hui est le passage à proximité de la boucle de la rivière Jinsha.
Le Jīnshājiāng n'est autre que le nom donné au cours supérieur du Yang Tsé Kiang. A partir d'ici, au lieu de continuer à couler vers le sud, comme les autres grands fleuves qui prennent leur source au Tibet, en direction de l'Inde, de la Birmanie et du Laos, le Yangtsé effectue une boucle à 180 degrés. Plus loin, après son passage dans les gorges du "Saut du tigre" et quelques autres virages, il prendra définitivement la direction de l'est pour aller se jeter en mer de Chine, du côté de Shanghaï.
Mauvaise surprise : La terrasse naturelle qui permet d'avoir le meilleur point de vue sur le site est clôturée et l'accès en est payant, ce qui nous oblige à quelques filouteries qui ne sont plus de notre âge.
Cela en vaut la peine. Que serait la chine sans le bassin du Yang Tsé Kiang ? Et que serait le cours du Yang Tsé sans cet accident géologique ? Photo !
Shangri La est un drôle d'endroit. Plus qu'une ville, c'est un centre touristique. Son nom même est usurpé, tiré de la prétendue localisation de la vallée tibétaine imaginaire du roman de James Hilton et du film de Franck Capra.
Ce pourrait être une utopie montagnarde ; ce n'est qu'une trivialité commerciale. Et le monastère de Songzanlin n'est certainement pas la lamasserie de la vallée parfaite. Tickets, circuit imposé en bus, parc d'attraction etc. C'est décourageant. N'y allons pas.
Ne gâchons pas nos beaux souvenirs du Tibet par une "sad end" aussi racoleuse.
Cherchons plutôt un bon restaurant pour fêter dignement les adieux de nos guides tibétains, dont la mission s'achève ici. Ils nous étaient imposés mais ils nous ont été indispensables et nous nous sommes vraiment bien entendus.
Continuez à nous suivre sur www.periegeses.net pour la suite du voyage avec notre nouveau guide chinois, dont les aventures vous seront prochainement contées.
Michel