Note du 19 août 2014
La Kakhétie bucolique
La Kakhétie, province du sud ouest de la Géorgie, voisine de l'Azerbaïdjan, est une partie de la vaste région antique d'Albanie (à ne pas confondre non plus avec le pays du même nom). Elle est connue pour la densité de ses monastères et la qualité de son vin, les deux pouvant d'ailleurs s'apprécier sur le même site. Il n'était donc pas question de sauter cette étape. Pour gagner Telavi (avec un seul v), nous n'avons pas pris l'"autoroute kakhétienne" mais nous sommes risqués sur la route qui passe par les monts de Gombori. Agréable surprise, ce qui n'était qu'un mince filet blanc sur la carte routière, se révèle une très bonne route. Après avoir franchi plusieurs cols assez élevés, nous sommes ainsi arrivés directement aux deux Shuamta (le "vieux" et le "jeune"), perchés dans la forêt, juste au dessus de la large plaine de l'Alaverdi. Cette plaine est en réalité un plan incliné qui descend des derniers contreforts du Grand Caucase pour venir mourir au pied de la haute chaîne du Dagestan. Elle est irriguée par l'Alaverdi, le long duquel s'étirent champs de maïs et cultures maraîchères, ainsi que les vignobles qui font la réputation de cette région.
Les monastères :
Depuis leur fondation, entre le VIème et le Xème siècle, les monastères ont tous souffert des différentes guerres, razzias et invasions qui font l'histoire de la Georgie. Arabes, Perses, Turcs, Dagestanais, et surtout Mongols ont régulièrement saccagé, et parfois détruit de fond en comble les ensembles conventuels, avec leurs églises et leurs bibliothèques. Tout a toujours été reconstruit mais la plupart des édifices actuellement debout datent du XVIIème au XIXème siècle, même s'ils ont parfois été refaits à l'identique.
Aujourd'hui, presque tous les lieux que nous avons visités sont à nouveau occupés par des moines. Le patriarcat de Géorgie, très prosélyte, a repris la main sur tout le patrimoine religieux et il ne semble pas y avoir ici de crise des vocations. Les codes de bonne conduite et de tenue vestimentaire doivent être strictement respectés : pantalon long et tête découverte pour les hommes, jupe ou robe longue et tête couverte pour les femmes. Certains cerbères en soutane sont parfois peu amènes dans leurs commandements, mais il faut l'accepter : après tout, ils sont chez eux.
Dzveliv Shuamta, le "vieux Shuamta", contient trois petites églises. dont l'une passe pour la plus ancienne de Géorgie (Vème siècle). Dans les deux autres, minuscules, on tient à peine à plus de 4 personnes. Ce n'est pourtant pas pour cela qu'elles sont dites tetraconques, mais à cause de leur architecture lilliputienne : quatre coquilles de pierre en forme de croix.
Nous avons dormi près de l'autre Shuamta (le jeune), situé un peu plus bas. Il est occupé par des religieuses. L'une d'elles est chargée d'ouvrir la porte et de conduire les visiteurs jusqu'à l'église principale, un grand édifice cruciforme surmonté de la coupole caractéristique des églises géorgiennes. Elle contient de belles fresques sur lesquelles notre "guide", qui était un peu anglophone nous a donné quelques détails.
Quand on arrive à Ikalto, au fond d'une petite vallée perpendiculaire à la plaine, on se croirait presque dans les environs de Florence. La présence des cyprès n'y est pas pour rien et donne à ce lieu un peu de l'atmosphère à la fois sereine et noble de la Toscane. Il y a aussi quelque chose de la Grèce dans ce petit vallon paisible où l'on n'entend plus aujourd'hui que le chant des cigales mais qui fut au moyen âge le siège d'une importante "académie" philosophique et théologique. A moins que cette réminiscence hellénique ne soit due à Zénon, l'un des 13 pères de l'église géorgienne venus de Syrie, dont les reliques sont conservées dans la Khvtaeba, l'église principale.
Alaverdi est plus militaire. Le complexe monastique est bâti en plaine mais entouré de solides fortifications. L'église saint Georges, du XIème siècle, un des monuments de l'histoire religieuse et politique géorgienne, a été plusieurs fois ruinée et reconstruite. Les fresques intérieures d'origine, qui avaient été recouvertes pendant la domination russe, ont été partiellement restaurées et on peut admirer dans l'abside une superbe vierge à l'enfant. C'est cependant à l'extérieur, au dessus du portique occidental, que Saint Georges terrasse le dragon, emblème d'un pilier de l'orthodoxie dressé face à la menace musulmane.
Gremi et Nekresi sont situés de l'autre côté, sur le Piémont de la chaîne du Daguestan. Gremi est moins un monastère qu'une citadelle. On voit de loin depuis la plaine la coupole de son église. Construite en briques, celle-ci est plus fine et élancée que les autres, ce qui lui confère une allure plus occidentale, à moins qu'elle ne soit au contraire plus orientale (influence persane ?). A l'intérieur, encore de très belles fresques.
Nous ne sommes pas parvenus avant la nuit jusqu’au bout de la route (interdite aux véhicules non autorisés) qui conduit à Negresi mais nous avons trouvé au bas de celle-ci un de nos plus agréables bivouacs, sous les arbres, près d'une source, au milieu de petits carbets. Dans la journée, les Géorgiens viennent y pique-niquer en famille : barbecue, vin, vodka et musique à volonté. Le soir, tout ce petit monde reprend la route tant bien que mal et on se retrouve seul. Heureusement, le groupe électrogène d'un restaurant voisin assure la permanence d'une présence humaine...
Beaucoup plus au sud, près de la ville de Sighnaghi, se trouve Bodbe, le monastère de Sainte Nino, que nous avons rencontrée à Mtskheta et qui repose ici. L'église est à voir pour sa fresque représentant les 13 évangélisateurs syriens et le tombeau de la sainte. Les fidèles font la queue pour venir prier dans la petite crypte qui abrite ses reliques. Certains se prosternent et s'allongent même de tout leur long sur la pierre tombale. Je vois ressortir un jeune couple très ému, les larmes aux yeux. A les regarder, on comprend que Nino, "isapostolos"( égale aux apôtres), est beaucoup plus que la sainte patronne de Géorgie.
Un petit dernier pour la route ! Kvevalatsminda. Perdue au fond des bois, au bout d'une piste pas trop désagréable, voici une petite église adorable. Avec ses deux coupoles, elle est tout simplement unique en son genre. Les moines, qui occupent le monastère situé au dessus, se relaient pour la faire visiter. A l'intérieur, une saisissante icône de Sainte Marie l’Égyptienne, d'une effrayante maigreur. "Marie d’Égypte ou le désir brûlé", écrivait Lacarrière. Il avait vu juste. Nul besoin de ses cheveux pour voiler la nudité d'un squelette.
Les vignes et le vin :
Il fallait choisir une entreprise viticole à visiter. Nous avons opté pour le "twins old cellar", au nom bien peu local mais que l'on nous avait recommandé. Bonne pioche. La visite est payante mais elle vaut la peine et comprend une vraie dégustation. Notre guide, anglophone et compétent, nous donne tous les détails sur la fabrication du vin, des vendanges à la mise en bouteille. Dans cette cave, l'essentiel semble ne pas avoir changé depuis l'antiquité, puisque la fermentation se fait toujours, non dans des cuves, mais dans de très grandes amphores de terre cuite enfouies jusqu'au col dans le sol. Nous découvrons la liste de centaines de cépages dont nous ignorions jusqu'au nom. La Géorgie se flatte d'être le pays d'origine du vin. Pourquoi pas ? Pour les Grecs, c'est d'Inde que Dionysos avait ramené la vigne, mais l'Inde mythique ne commençait-elle pas juste après le Caucase ? Et puis, quand on voit cette multitude de cépages et ces traditions ancestrales, on se dit que, "si non e vero e bene trovato"...
Après le cours d’œnologie, la dégustation, c'est nunc et hic ! Nous repartons du Twins old cellar , lestés de nouvelles connaissances sur le vin... et de quelques échantillons de rouge et de blanc ! De quoi tenir quelque temps dans le camion.
Les villes de Kakhétie :
Le chef lieu de la province est Telavi, où, en principe, on peut visiter le palais du roi Irakli (Héraclès) II, le dernier grand monarque à avoir pu établir une (relative) unification de la Géorgie. Malheureusement, lors de notre passage, la forteresse était fermée (pour restauration, nous a-t-on dit). Nous n'avons donc passé qu'une demi-journée et une nuit sur place, le temps de nous ravitailler sur le marché et de recueillir quelques informations à l'office du tourisme.
Kvareli et Gourjani n'ayant que peu d'intérêt pour le visiteur de passage, la découverte de Sighnaghi n'en est que plus agréable. Haut, très haut perchée dans la montagne, l'ancienne cité fortifiée, importante place militaire et commerciale sous Irakli II, est entourée d'une muraille de plusieurs kilomètres, parfaitement conservée, dans laquelle on pourrait mettre quatre ou cinq fois l'agglomération actuelle. Après son déclin et un long sommeil de deux siècles, Sighnari s'est réveillée au XXIème. Bénéficiaire collatérale de la Révolution des roses, rénovée, rééquipée en restaurants, hôtels et boutiques de souvenirs, dotée d'un théâtre et d'un musée national, cette ville, particulièrement chère au cœur de l'ex président, est devenue une destination obligée des tours operators. Alors, trop choyée, Sighnaghi ? L'investissement consenti pour elle, n' a pas fait l'unanimité dans la classe politique et l'opinion publique géorgiennes, d'autant que des pans entiers de la restauration sont restés inachevés. Elle n'a pas fait non plus que des heureux parmi les habitants dont les plus modestes ont dû quitter leurs maisons ruiniformes pour se voir relégués en périphérie.
Mais le visiteur est heureux de pouvoir flâner dans ses rues pavées, parcourir le chemin de ronde aménagé et s'attabler à la terrasse ombragée d'un café ou à celle d'une taverne d'où le regard plonge sur la plaine et scrute les montagnes d'où descendaient régulièrement, avant la "pacification" russe, les pillards dagestanais.
Nous avons particulièrement apprécié le musée, qui propose une intéressante collection archéologique, et une exposition permanente de toiles de Pirosmani et Lado Goudiachvili.
A l'étage, lors de notre passage, une exposition était consacrée aux femmes victimes de la répression politique après 1921, et pendant les purges de 1936-37. Artistes, poétesses, actrices, militantes engagées ou simplement épouses d'intellectuels ou d'hommes politiques à éliminer, la plupart du temps communistes elles-mêmes, elles ont connu la disgrâce, la prison, l'exil, le goulag et, souvent la mort, victimes, comme leurs sœurs des autres républiques soviétiques, de la terreur stalinienne.
Chaque panneau présente, sobrement, une de ces femmes ; sa vie, son œuvre, ses engagements, son destin. Une monographie émouvante, bien plus juste et efficace que la présentation idéologique et lourdingue du "musée de l'occupation soviétique" de Tbilissi.