Note du 06 septembre 2014
Ani, capitale inaccessible
Les vestiges de l'ancienne capitale du royaume arménien sont tout proches, juste de l'autre côté de la gorge de l'Akhourian, mais se trouvent aujourd'hui en territoire turc. Peu après la sortie de Gyumi, un panneau routier indique imperturbablement "Ani 26 kms", mais, la frontière entre les deux pays étant fermée, on ne peut en réalité se rendre sur place autrement qu'en passant par la Géorgie ou l'Iran, au prix d'un détour d'environ 400 ou 500 kms.Il existe, certes, un moyen d' accéder à un point de vue sur le site historique depuis la rive arménienne, mais il faut pour cela obtenir l'autorisation spéciale de pénétrer dans la zone militaire.
Nous ne pensions pas pouvoir le faire mais nous avons eu la chance de rencontrer des Arméniens de la diaspora (États-Unis et Slovaquie) qui nous ont inclus dans leur permis de visite.
Grâce à eux, que nous ne remercierons jamais assez, nous avons vécu un des moments forts de notre voyage, digne de figurer dans la rubrique "Pépites".
Nous avons franchi le poste de contrôle en fin de matinée, en provenance d'Ererourk, où nous avions déjà pu admirer une belle et grande église du VIème siècle. En grande partie ruinée, cette basilique aux multiples absides garde néanmoins son allure générale grâce à ses murs extérieurs restés debout. Un avant goût de la cathédrale d'Ani, qui, paraît-il, lui ressemble.
Tiresias confié aux bons soins des garde-frontières arméniens, nous embarquons dans l'une des deux voitures de nos nouveaux compagnons, en direction de l'Ouest. Après quelques kilomètres de piste difficile, apparaissent des miradors en tous points semblables à ceux que nous avons rencontrés il y a deux mois entre Kirkenes et Mourmansk. Rien d'étonnant à cela puisque c'est la Russie qui garde la frontière. Mais tous les miradors du monde se ressemblent et voici que surgissent un peu plus loin sur l'horizon leurs frères jumeaux turcs. Il en est ainsi sur plus de 250 kms ; entre la Géorgie et le Nakhitchevan, ces lugubres échassiers de métal et de bois se font face, interdisant, depuis 1991, tout passage, toute communication et tout échange directs entre les deux pays.
Parvenus au bord de la gorge, c'est un mélange d'étonnement, de ravissement et de consternation qui saisit tout le groupe. De l'autre côté de ce profond fossé large d'une centaine de mètres, si profond qu'on n’aperçoit même pas la rivière en contrebas, exactement au même niveau que nous, voici ce qui reste d'une ville qui, entre IXème et XIème siècle, comptait 100000 habitants et, dit-on, mille et une églises.
On distingue, posés comme de petites maquettes de terre cuites sur une étagère, une dizaine d'édifices dont six ou sept sont aisément reconnaissables. Nous tombons rapidement d'accord pour identifier, de droite à gauche, c'est-à-dire du Nord au Sud :
- St Grégoire de Honenz et, derrière elle, l'église du Rédempteur. Peut-être, en arrière plan aperçoit-on une autre des trois églises St Grégoire ( Gagkashen).
- La Cathédrale, la plus visible et la mieux conservée, œuvre du célèbre architecte Tiridate
- La troisième église St Grégoire (St-Grégoire d'Aboughamrentz)
- La mosquée édifiée par les Seldjoukides après la première prise de la ville au XIème siècle
- L'extrémité sud de la citadelle
C'est un spectacle extraordinaire. Il est certain que c'est d'ici, du bord de la falaise, et non de l'autre côté, qu'on a la meilleure vue d'ensemble sur la ville. Un panorama, au plein sens du terme, qui restera gravé dans nos mémoires.
Mais ce qui nous aura aussi frappé, c'est l'intensité avec laquelle nos compagnons ont vécu cet instant, leurs gestes, leurs exclamations, où se mêlaient exaltation et dépit, joie et tristesse.
Ani n'a pas été la seule capitale des différents royaumes d'Arménie et sa splendeur n'a duré que deux siècles, mais elle reste mythique et occupe une place à part dans le cœur des Arméniens, tout comme le mont Ararat, qui domine Erevan de ses 5000 mètres mais que les aléas de l'histoire situent aujourd'hui en Turquie, juste de l'autre côté de l'Araxe.
C'est comme si la nature et les hommes s'étaient entendus pour couper Ani et l'Ararat de l'Arménie et priver un peuple de sa capitale historique et de sa montagne biblique.
Rien n'est plus cruel qu'une séparation qui laisse l'objet du désir à portée de main ou de vue. C'est le supplice que les anciens dieux infligèrent à Tantale, la punition qu'ils imposèrent à Hémos et Rhodope ; c'est aussi l'impossible désir d'union qu'ils mirent au coeur d'Héro et Léandre. Certes, l'Araxe n'est pas la plaine de Thrace et l'Akhourian n'est pas l'Hellespont, mais en voyant les Arméniens tendre pathétiquement les mains vers l'autre rive, on pense aux tristes et beaux vers de Musée :
"ἦν γάμος, ἀλλ´ ἀχόρευτος·
ἔην λέχος, ἀλλ´ ἄτερ ὕμνων. "
"C'étaient des noces, mais on n'y dansa point.
C'était un lit nuptial, mais on n'y chanta point d'hymnes."
Avant cette journée, j'avais le projet de me rendre un jour à Ani depuis la ville turque de Kars, suivant l'itinéraire touristique classique, mais je ne souhaite plus le faire. Voir Ani comme nous l'avons vue avait quelque chose de fort, d'unique, d'irremplaçable, non seulement pour le panorama aussi parce que le parcours qui nous a conduit là, entre les barbelés des deux pays, avait un côté, sinon initiatique, du moins initiateur. Ce voyage à la marge, à la frange, tout au bord de l'Arménie d'aujourd'hui nous a introduit en son cœur même. Ce jour là, nous avons partagé l'émotion de nos compagnons d'un jour et, pour ma part, je me suis senti un peu arménien.
Post scriptum :
De retour à notre point de départ, une vive discussion s'engage, autour d'un café arménien (au goût furieusement turc), que nous offrent généreusement les militaires.
Je demande : Pourquoi ne pas autoriser plus largement l'accès au site ? Pourquoi ne pas installer des panneaux explicatifs, des télescopes ? Pourquoi ne pas ouvrir un café, un restaurant, voire un hôtel, au bord de la falaise ? Les Turcs le font bien, de leur côté, qui conduisent sur place des cars entiers de touristes.
Un de nos hôtes américains traduit et renchérit amèrement : "And they make money with our land !"
Ce qui rend ce projet inenvisageable pour l'instant, c'est d'abord l'état des relations entre les deux pays, mais aussi le statut de cette portion de terre entre les miradors, qui n'est pas vraiment arménienne. En effet, face à l'immense étendard rouge frappé de l'étoile et du croissant, qui flotte fièrement à l'Ouest, point de drapeau tricolore rouge-bleu-orange, mais les couleurs de la Russie. Devant cette situation, nos hôtes sont partagés : D'un côté, la présence d'un grand frère les rassure car elle est particulièrement dissuasive (Les attaquer sur cette frontière serait s'en prendre directement à la Russie, ce qui semble improbable) mais, d'autre part, une telle protection constitue bel et bien un abandon de souveraineté. De fait, cette étroite bande de 250 kms est territoire russe et non arménien.
Un tourment de plus dans l'âme meurtrie de ce peuple...